DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

dimanche 16 août 2009

P. 160. Liverpool, le film

. Affiche du film de Lisandro Alonso.

La liste des films intouchables risque de s'allonger...

Allons, ne sortons pas à nouveau nos mouchoirs dans nos chaumières respectives... A la vitesse de 24 images/seconde, nous n'irons sans doute pas à Liverpool ni à Usuhaia.
Privés de cinéma, il nous reste néanmoins :
- un jumelage avec Bois-Ste-Marie,
- les rhubarbes du Thibet,

- un ITGV glissant le long d'un trottoir bleu,
- Baïgora,
- la gare St-Lazare,
- quelques jours tranquilles à Belleville,
- les dessus de la vallée de Mardouneille,
- Nabirosima, ses hérissons et ses taupes,
- la fillette de la rue Groussier,
- le petit large de Gävle,
- un coin de la Place du Change,
- l'île des Capitaines,
- le bar du OFF
,
- la Villa Medicis, mais oui, mais celle-ci,
- ici aussi.

Synopsis :

- "Au milieu de l'océan Atlantique, Farrel demande au capitaine du cargo sur lequel il travaille l'autorisation de descendre à terre : il veut se rendre là où il est né pour savoir si sa mère respire encore.

Farrel a travaillé comme marin les vingt dernières années de sa vie. Il s'est soûlé à en rouler par terre et a toujours payé les femmes qu'il a eues. Il ne s'est fait aucun ami.
Une fois parvenu au hameau enneigé où il a vécu ses premières années, il découvre que sa mère vit toujours mais également que la famille compte une personne de plus."


Lisandro Alonso, Robinson du cinéma (DR).

Lisandro Alonso :

- "Je voulais marcher sur les traces d'un homme qui respire avec peine et qui ne peut plus avoir, dorénavant, de contacts avec les autres. Je voulais tenter de savoir et de montrer ce qui se passait dans sa tête pleine de ténèbres, de souvenirs flous et de gueules de bois."


Jacques Morice :

- "Naufragé volontaire, explorateur des confins, on ne sait trop comment qualifier ce grand solitaire taciturne qu'est Lisandro Alonso, frère d'âme de Pedro Costa et de Sharunas Bartas. Une sorte de poète de l'ascèse, dont les films sonnent comme les échos d'un monde en voie d'extinction.


Farrel (Juan Fernandez) travaille dans la marine marchande. Visage émacié, il parle peu, a le regard de celui qui s'enferme de plus en plus à l'intérieur de lui-même. A Ushuaia, dernière ville avant l'Antarc­tique, il descend du cargo, avec l'intention de rendre visite à sa mère, qu'il n'a pas vue depuis des années. Sur lui, il porte juste un blouson fin. Il traverse des terres enneigées en picolant beaucoup, fait un bon bout de route avant d'arriver dans une cantine perdue.

Aller tout au bout. De l'Argentine. Du continent. Du cinéma.
Le film - un visage et des paysages - tient du suicide commercial.
Pour le marin Farrel, le bilan est amer : sur place, il constate que sa mère est ­sénile, qu'il a maintenant une soeur. Silencieux la plupart du temps, il repart comme il était venu, au bout d'une journée.
Alors, quoi, il aurait fait tout ce voyage pour rien ? Il ­laisse cependant à sa soeur un souvenir : une babiole avec « Liverpool » gravé dessus. La fille la gardera, sans doute, en mémoire. Nous aussi, qui sait...
(Télérama, 8 août 2009).


Zootrope films (DR).

Isabelle Regnier :

- "Dans sa note d'intention, le cinéaste décrit sa méthode de travail comme visant avant tout à "laisser les choses apparaître". Et il ne fait rien d'autre. Fraîchement débarqué dans cette ville fantomatique, Farrel y distille sa présence au fil de la trajectoire qu'il improvise en tétant régulièrement le goulot de sa bouteille.
Il passe, sans échanger un mot avec qui que ce soit, d'un coin de rue informe à un restaurant, d'un bar à putes à un local désaffecté où il s'endort, révélant au fur et à mesure, de manière presque palpable, quelque chose de l'esprit des lieux. Au matin, par une température visiblement bien inférieure à 0 °C, il embarque à l'arrière d'un semi-remorque, son corps continuant d'interagir, tout au long du trajet, avec le paysage.
Le marin arrivera finalement au hameau familial, un trou paumé dans un océan de neige, miné par une pauvreté désolante. Le temps de découvrir une mère agonisante, une soeur dont il ignorait l'existence, de rôder quelques heures comme une bête indésirable, il repart, laissant le film se poursuivre sans lui, tenu par les seules traces de son passage.
Ce n'est qu'à la lumière de celles-ci que le titre du film auquel on ne pensait plus livre sa signification : inscrit sur un porte-clés, ce mot, "Liverpool", surgit dans le dernier plan du film comme un gisement de rêves et de possibles, à la fois dérisoire et infini."

(Le Monde, 5 août 2009) .

Zootrope films (DR).

Nicolas Azalbert :

- "Après avoir largué les amarres il y a plus de vingt ans et hanté les océans tel le Hollandais volant, le mystérieux Farrell (dont le prénom, qui ne sonne guère argentin, se rapproche phonétiquement de l’anglais farewell : adieu) se propose donc, comme à son corps défendant et le temps seulement d’une escale, la tâche impossible de s’adonner aux retrouvailles, d’accepter l’épreuve du feu sur cette terre enneigée et glacée par les vents.

Le périple entrepris s’apparentera à une longue plongée au coeur des ténèbres où la rencontre fils-mère, comme chez Conrad celle de Marlow-Kurtz, ne cessera d’être différée pour laisser tout le temps nécessaire au personnage principal de se perdre quand celui-ci pensait se trouver ou se retrouver. Là où il était question, chez Conrad, de processus d’initiation et de connaissance, il est question, dans Liverpool, d’un processus de dissolution et de reconnaissance. Farrell doit en effet reconnaître, vingt ans après, les lieux de son enfance pour rencontrer sa mère et qu’elle le reconnaisse à son tour."
(Les Cahiers du Cinéma, juillet/août 2009).


S. Kaganski :

- "Le trajet du marin sur la terre ferme sera filmé par séquences en temps réel, Alonso ne faisant pas l’économie de nous montrer les marches à pied, les étapes en bus ou en stop, les arrêts dans des tavernes ou hôtels de fortune, les moments faibles ou non-événementiels du voyage. Il s’agit de nous faire éprouver quasi physiquement la durée, l’effort, les difficultés qu’engendre un tel périple. Et c’est du cinéma – du cinéma chimiquement pur, pourrait-on dire. De l’enregistrement patient et intense de lieux et de corps, un sens constant du cadre et de la lumière, un soin minutieux du son – la bande sonore constituant quasiment un film dans le film à elle seule (…).


Quand le marin arrive enfin dans son village, on aborde une sorte de deuxième partie du film, plus immobile, recelant un drame familial en sourdine. Il y a là la vieille mère qui ne quitte plus son lit, mais aussi une jeune fille mutique, peut-être la progéniture du marin abandonnée des années plus tôt. On devine que quelque chose s’est passé, mais on ne sait pas exactement quoi. Peu est dit, tout est murmuré du bout des lèvres, suggéré par une caméra douée de la vue mais pas de la parole. Comme dans tous les films d’Alonso, un mystère demeure, irrésolu."
(lesinrocks.com, 28 juillet 2009).




19 commentaires:

frasby a dit…

Les boscomariens très émus vous expriment leur infinie reconnaissance ;-)
Vos autres liens sont remarquables.
(De quoi passer l'après-midi et glisser dans une superbe faille spatio-temporelle) et après, juste après : aller au cinéma. Ca fait des lustres que je n'y vais plus mais là vous suggérez vraiment l'envie... Les premiers mouvements de caméra, cette lenteur, ces couleurs, cette idée de nous faire éprouver la durée. Et le thème ! Une fois encore, le billet est vraiment très réussi.
Merci, merci, merci !

Elisabeth.b a dit…

Les toiles filantes ?
Merci de les nommer. Seuls les citadins connaîtront leurs trajectoires ?

JEA a dit…

@ frasby

Vos vacances en montagne de bourgogne doivent arriver hélas à cet instant de flottement juste avant que ne reviennent les lumières pendant que ne se déroule le générique final.
Votre Nagra est mieux encore qu'une boîte magique !

Brigetoun a dit…

semble assez en flottaison justement pour me tenter, mais je pense que même si je recommençais à aller au cinéma j'aurais peu d'occasion de le voir

JEA a dit…

@ Elisabeth.b

Grâce à votre dernier billet, rendez-vous est pris aussi à l'Arboretum de Kalmthout...

JEA a dit…

@ brigetoun

Le film le plus inattendu vu à la sortie d'Avignon ? Une nuit d'après-spectacle au Festival. J'étais au volant d'une deuch et retournais en Drôme. Un long train à vapeur avec wagons est passé dans le ciel. Silencieux mais crachant des fumées et avec étincelles nées des conflits entre roues et rails...

claire a dit…

Snif, ce film et la musique d'Astor, quelle tristesse.. mais vos billets sont si bien faits qu'on s'y trempe volontiers.
Merci pour les vagabondes d'Elisabeth!!

JEA a dit…

@ claire

un film comme un retour aux sources : quasi muet... Avec un côté jardin très mélancolique et chemin peut-être sans issue ?

D. Hasselmann a dit…

Il était dans mes tablettes, pas encore vu en vrai.

Vous en dites du tellement beau.

Frasby a dit…

C'est vrai que vous en dites du tellement beau ! que je vais peut être bien fuir mes réalités (de retour, hélas) dans une salle obscure avec ce film là. Pour l'instant, je crois que je vais encore faire tourner ce fantôme de Nagra si la Beuquette accepte de me faire une petite dérogation ;-) J'avais remarqué que les gens qui vivaient hors des grandes villes avaient un petit "quelquechose" que les citadins n'avaient pas. Et je crois que c'est ce silence
(des hérissons ? des buissons ? des églises fortifiées ?) qui magnétisent la plume après quoi on n'aurait plus besoin de s'arracher les épaules avec un Nagra. Après quoi, - lecture et relecture des détails les plus ciselés - des mot(s)aïques, en particulier - et de ces listes folles qui courent par vos chemins, le premier citadin qui viendrait ricaner de la ruralité, recevrait quelques coups de cornes bien placés. Je rentrerai à Lyon mais j'emmènerai que ça (leur) plaise ou non, ma Blanche beuquette. Vous n'y êtes sans doute pas pour rien ;-) (Gloire aux beuquettes !). Je vous dois cette fierté là ;-) et quelques épatants signaux de fumée émis avec style. Merci vraiment !!!

JEA a dit…

@ D. Hasselmann

Paris, ville des frères Lumière !

JEA a dit…

@ Frasby

Silence ! Clap début : la ruralité tourne comme elle peut...

A propos de retour en salle obscure, il me revient le souvenir du fils d'un ami. A l'école, à la mention profession du père, il complétait : "révolutionnaire" (en vérité cinéaste) ! Bon, mais c'est pas ça. Côté salle obscure, il y accompagnait l'une ou l'autre personne non voyante et leur décrivait l'écran... Avec ce "Liverpool", ce serait assez casse-pipe.
Mais, vous le savez, le Nagra est encore plus fortiche, lui qui libère autant d'images qu'une pellicule... sans même les montrer.
Et j'oubliais, la formation de Lisandro Alonso : ingénieur non ingénu du son !

Elisabeth.b a dit…

Intimidée et admirative... le mythique Nagra. Oui, il ouvre souvent des univers plus vastes. J'avoue un attachement : les Carnets nomades de Colette Fellous.

Guidé par une voix pour imaginer ce que dit l'écran... quel magnifique présent.

JEA a dit…

@ Elisabeth.b

Hasards et nécessités professionnelles, un Nagra m'accompagna quelques années et eut la gentillesse de ne pas trop s'en plaindre.
Un souvenir cuisant. Enregistrant, vous êtes en pleine abstraction de tout ce qui n'est pas son. Un petit matin, une prise de témoignage. Les mots viennent, denses, l'intonation est à la confidence. Casque (enfin, pas à pointe) sur les oreilles, avec toute l'attention concentrée sur cette voix que l'on s'approprie. Comme si vous enregistriez les yeux fermés. Soudain, une alarme s'allume !!! Que se passe-t-il ? Des borborygmes comme un bruit de robinet ne crachant plus que sporadiquement. Ouvrir mentalement les yeux. Relever la tête. Le témoin était victime d'un étouffement par dentier fantaisiste.
Trivial comme souvenir ? Pas exactement. Si vous saviez les trésors de délicatesse pour panser les blessures d'amour propre de celui qui se confiait et se retrouvait trahi par lui-même...

Elisabeth.b a dit…

J'ai su un peu comme on peut être captif d'un enregistrement. Ou comment une initiation musicale peut modifier la perception des sons. De tous les sons. On joue à en décomposer le rythme. Amusant mais à combattre, ce peut être obsédant. Quand on ne choisit pas cette écoute mais qu'elle s'impose.
Mais très commode pour retrouver un nom. Ils chantent, on a retrouvé la mélodie. Les syllabes du nom reviennent en la fredonnant.

Non, votre souvenir n'est pas trivial puisque votre réaction n'aurait su l'être. Un témoignage, une émotion et nos contraintes bien physiques. Beau mélange humain. J'avais fait un lapsus clavieri et écrit témoignange.

JEA a dit…

@ Elisabeth.b, frasby, brigetoun, claire, D. Hasselmann :

- Gloire à vos commentaires !

(En m'excusant de vous paraphraser, chère Elisabeth.b. Il était permis de craindre la formule perdue avec la marine à voile et au paradoxal long cours. Mais par la grâce de vos billets, vous lui avez rendu une seconde vie).

Elisabeth.b a dit…

(Je me suis tardivement éprise de monsieur de Clieu. D'où ce lyrisme joyeux. Chut ! C'est le secret le mieux protégé de la toile.
Ah, Le fantôme de Madame Muir...)

Chr. Borhen a dit…

Encore un billet fulgurant de notre frère d'Ardennes.

JEA a dit…

@ Chr. Borhen

Ne me jetez pas de palme. Ce sont les frères Dardenne qui descendent régulièrement de Liège vers la Croisette pour en récolter.