DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

dimanche 30 août 2009

P. 167. Sergueï Mikhalkov et Paul Claudel, mêmes filons

.
Dans la main droite de Paul Claudel, le buste de sa soeur, Camille Claudel, par Rodin (Graph. JEA / DR).

Hymnes, odes et autres encensoirs...


Parmi les bruits du monde, cette dépêche de l'AFP :

- "Le poète et écrivain Sergueï Mikhalkov, qui a notamment rédigé l'hymne soviétique sous Staline puis l'hymne de la Russie indépendante, est mort jeudi à l'âge de 96 ans.
Sergueï Mikhalkov écrivit ainsi les paroles entonnées par les Soviétiques sous Staline, puis l'hymne déstalinisé, après la mort de celui-ci et la condamnation du culte de sa personnalité en 1956, avant de rédiger, toujours sur la même musique, l'hymne à la gloire de la Russie indépendante."

(AFP, 27/8, 12h44).

Et oui, le même "poète" a seulement changé de plume. Un encrier rouge vif avec étiquette marquée de faucille et de marteau pour Staline. Puis une bouteille de rosé imbuvable pour la fin de la dictature et enfin du tricolore faussement démocratique à la Poutine. Ce qui donne des vers forcément immortels du style :

- "Des mers du sud au cercle polaire
S'épanouissent nos forêts et nos champs.
Tu es seule sur la terre ! Tu es unique !
Terre natale gardée par Dieu."

La presse occidentale n'a pas manqué d'ironiser sur ce Sergueï Mikhalkov girouette faisant ses pirouettes politico-poétiques avec des vers cacahuètes. Piètre pitre aux épitres pitoyables.

Mais à moins d'avoir la mémoire courte, voire sélective, montent sur les plages de la littérature française d'autres marées noires de poésie polluée. Sur ces pages se dessinent d'autres silhouettes de cireurs de chaussures, de marchands d'encens, de légionnaires opportunistes de l'honneur.

Par l'intermédiaire du Figaro, l'exemple de Paul Claudel est tristement célèbre. Son annonce faite à Pétain - auquel il substitua tout simplement de Gaulle quand tournèrent les vents - relève de la flagornerie la plus platement désespérante.

"France, écoute ce vieil homme sur toi qui se penche et qui te parle comme un père"... (DR).

Claudel, Le Figaro, 10 mai 1941 :

- "Monsieur le Maréchal, voici cette France entre vos bras, lentement

qui n'a que vous et qui ressuscite à voix basse.
II y a cet immense corps, à qui le soutient si lourd et qui pèse de tout son poids.
Toute la France d'aujourd'hui, et celle de demain avec elle, qui est la même qu'autrefois !
Celle d'hier aussi qui sanglote et qui a honte et qui crie tout de même elle a fait ce qu'elle a pu !
C'est vrai que j'ai été humiliée, dit-elle, c'est vrai que j'ai été vaincue.
II n'y a plus de rayons à ma tête, il n'y a plus que du sang dans de la boue.
II n'y a plus d'épée dans ma main, ni l'égide qui était pendue à mon cou.
Je suis étendue tout de mon long sur la route et il est loisible au plus lâche de m'insulter.
Mais tout de même il me reste ce corps qui est pur et cette âme qui ne s'est pas déshonorée!
.................................................................................................................
Monsieur le Maréchal, il y a un devoir pour les morts qui est de ressusciter.
Et certes nous ressusciterons tous au jour du jugement dernier.
Mais c'est maintenant et aujourd'hui même qu'on a besoin de nous et qu'il y a quelque chose à faire ! France, écoute ce vieil homme sur toi qui se penche et qui te parle comme un père.
Fille de Saint-Louis, écoute-le !
Et dis, en as-tu assez maintenant de la politique (1) ?
Cette proposition comme de l'huile et cette vérité comme de l'or..."


Au suivant... A noter que si le graphisme de celle-ci est plus "moderne", la composition des deux affiches présente un parallélisme évident : les trois couleurs nationales en fond, le héros dressé à droite et se tournant vers la jeunesse respectueuse (DR).

Paul Claudel, Le Figaro, 23 décembre 1944 :

- "Tout de même, dit la France, je suis sortie !
Tout de même, vous autres ! dit la France, vous voyez qu'on ne m'a pas eue et que j'en suis sortie ! Tout de même, ce que vous me dites depuis quatre ans, mon général, je ne suis pas sourde !
Vous voyez que je ne suis pas sourde et que j'ai compris !
Et tout de même, il y a quelqu'un, qui est moi-même, debout ! et que j'entends qui parle avec ma propre voix !
VIVE LA FRANCE ! II y a pour crier : VIVE LA FRANCE ! quelqu'un qui n'est pas un autre que moi ! Quelqu'un plein de sanglots, et plein de colère, et plein de larmes ! ces larmes que je ne finis pas de reboire depuis quatre ans, et les voici maintenant au soleil, ces larmes ! ces énormes larmes sanglantes !
Quelqu'un plein de rugissements, et ce couteau dans la main, et ce glaive dans la main, mon général, que je me suis arraché du ventre !
Que les autres pensent de moi ce qu'ils veulent !
Ils disent qu'ils se sont battus, et c'est vrai !
Et moi, depuis quatre ans, au fond de la terre toute seule s'ils disent que je ne me suis pas battu, qu'est-ce que j'ai fait ?
................................................................................................................
Et vous, monsieur le Général, qui êtes mon fils, et vous qui êtes mon sang, et vous, monsieur le soldat ! et vous, monsieur mon fils, à la fin qui êtes arrivé !

Regardez-moi dans les yeux, monsieur mon fils, et dites-moi si vous me reconnaissez !
Ah! c'est vrai, qu'on a bien réussi à me tuer, il y a quatre ans ! et tout le soin possible, il est vrai qu'on a mis tout le soin possible à me piétiner sur le cœur !
Mais le monde n'a jamais été fait pour se passer de la France, et la France n'a jamais été faite pour se passer d'honneur!
Regardez-moi dans les yeux, qui n'ai pas peur, et cherchez bien, et dites si j'ai peur de vos yeux de fils et de soldat !"
Fermez le ban (2) !

NOTES :

(1) Claudel participa au banquet de celles et de ceux qui fêtèrent joyeusement la chute de la République :

- "Ma consolation est de voir la fin de cet immonde régime parlementaire qui, depuis des années, dévorait la France comme un cancer généralisé. C'est fini... de l'immonde tyrannie des bistrots, des francs-maçons, des métèques, des pions et des instituteurs..."
(Journal, 10 septembre 1940).

(2) En 1943, Paul Claudel avait laissé mettre à la fosse commune du cimetière de Montfavet, le corps de Camille. Celui-ci ne fut pas réclamé par sa famille.


vendredi 28 août 2009

P. 166. La respiration des oiseaux...

.
Crépuscule du 27 août (Ph. JEA / DR).


Une blouse blanche vient d’ajouter on ne peut savoir combien de pages
à l’almanach du futur


la respiration des oiseaux
dépose une buée
légère
sur les fenêtres
à double nuage
du ciel

le nomadisme des arbres
tire les horizons
en long
et en marge
de leur somnolence
indolente



Troncs et branches de ruisseau (Ph. JEA / DR).

la mue des ruisseaux
se murmure a capella
entre des cailloux
aiguisés
et des ponts déguisés
en soupirs

le nombre des ombres
importe peu
quand une seule
étoile efface la trace
des nuits vides...



Avant-première étoile (Ph. JEA / DR).



mercredi 26 août 2009

P. 165. L'église fortifiée de Burelles

.
Burelles sur la carte dressée Sur une frontière de la France. La Thiérache. Aisne, Textes, Photographies et Cartographie sous la direction de Martine Plouvier, Association pour la généralisation de l'Inventaire régional en Picardie, 2003, 287 p. (Montage JEA / DR).

Eglises fortifiées de Thiérache (3).

Pas plus que les deux premières pages (155 et 148) proposant quelques édifices militaro-religieux se dressant hors des circuits supposés touristiques de la Thiérache, cette page 165 ne présente aucun caractère didactique. Juste l'oeil passant et surpris, mis en éveil, métamorphosé en chambre noire pour photos...

Burelles ? Eglise Saint-Martin.
Le village en X correspond au croisement de la route Vervins-Laon et de celle longeant la vallée de la Brune. 109m d'altitude. Un village quiet entre la Vallée des Coqs Verts, le Fond des Hérons, le Bout du Monde, l'Epine du Guet et le Pachifoulon.

Donjon pour la protection de l'entrée, clocher pour le caractère religieux de cet l'édifice monumental (Ph. JEA / DR).

Burelles est l'une des rares églises fortifiées qui soit ouverte au public. Les briques ont été retenues pour élever les éléments protecteurs et défensifs. Clocher et transept datent du début du XVIIe s.

Choeur de l'église (Ph. JEA / DR).

Le calcaire fut taillé au milieu du XVIe s. pour bâtir un choeur à deux travées. L'orientation de celui-ci conduit l'église à tourner le dos à son village et à s'ouvrir sur les campagnes vers Prisces (Ph. JEA / DR).

Ombre bienfaisante et atmosphère en apesanteur. Seule la corde du tocsin rappelle la fragilité des instants paisibles (Ph. JEA / DR).

Patrimoine de France :

- "L' église présente un plan en croix latine renversée, le porche débouchant directement sur le transept. Le choeur à chevet plat est construit en moyen appareil. Il est voûté d'une voûte à nervures multiples et d'une voûte d'ogives. Il est couvert d'un toit à longs pans à pignons découverts (...).
Le clocher-porche est couvert d'un toit en pavillon surmonté d'une flèche polygonale. La tourelle d'escalier et les échauguettes situées aux angles N-O du clocher, S-E et N-E du transept sont couvertes d'une flèche polygonale. Le transept est voûté d'ogives et couvert d' un toit à longs pans à pignons couverts. La demi-travée située entre le choeur et le transept est voûtée en berceau. La sacristie est couverte d'un toit en pavillon."

A l'angle sud-ouest du donjon, une tour escalier (Ph. JEA / DR).

Quand vous pénétrez dans l'église, à votre droite, immédiatement : un escalier donne accès aux deux étages du donjon. Le premier, voûté d'ogives, a gardé son feu ouvert pour les jours d'hiver qui n'étaient pas des cadeaux voici moins d'un siècle encore. Le second forme une impressionnante salle de refuge qui correspond aux combles du transept. Localement, elle est désignée comme "salle des juifs".

Profondeur d'une meurtière (Ph. JEA / DR).

Pas moins d'une cinquantaine de meurtrières parachèvent les fortifications de l'église St-Martin. Leur répartition à tous les niveaux et sur toutes les élévations répond à la volonté de ne laisser aucun angle mort pour la surveillance mais aussi pour la défense de l'édifice.

Pierre tombale (Ph. JEA / DR).

A gauche du transept, quand vous entrez, est dressée la pierre tombale d'un curé de Burelles. Le temps ne s'est pas contenté de la patiner mais il l'a partiellement effacée. Reste le souvenir d'un prêtre qui, au XVIIIe, laissa quelques monnaies sonnantes et trébuchantes en faveur des enfants pauvres de la commune.

Fontaine du lavoir (Ph. JEA / DR).

En redescendant vers le village, car l'église se dresse sur une esquisse de butte, le lavoir ne se lasse pas de redessiner des ronds (pas vraiment ronds, mais pourquoi le chicaner ?) dans l'eau. Y fermer les yeux et ne les rouvrir que pour lire quelques pages des "Voix du Pamano"...
A quelques pas, ce n'est pas un mirage (la Thiérache n'y est point propice) : une auberge !!! Celle de la Brune.
"Arrières petits-enfants et petits-enfants de paysans", Evelyne et Didier Louvet sont bien les seuls à tant et trop de kilomètres à la ronde à proposer terrasse ainsi que salle de ferme pour des agapes recherchées. Par ici, il est tellement rare de ne pas devoir toujours et encore tout cuisiner par soi-même... Comment tiennent-ils contre vents et absence de marées touristiques ? "Chapeau", comme l'écrirait Frasby.


lundi 24 août 2009

P. 164. Ruisseaux ardennais

.

Le Gland en village (Ph. JEA / DR).

Toponymie 18 : les grands ruisseaux font les petits billets...

Ruisseaux d’
Aidain, Argival, Azie
Escombres
Urfosse


Ruisseaux de
Baâlons, Blanry , Bosneau, Bougnicourt, Bourbeuse, Buissonwé, Butz
Cran
Damouzy, Damru, Dionne
Faux Pré, Ferrière, Fourchamp, Froide Fontaine
Gravelotte, Gernelle
Laizonne, Lamtez, Laubrun, Laval d’Estrebay, Lombut,
Maimby, Malandry, Malrupt, Malval, Margouzy, Mesmont, Minières, Mortier
Nédimont
Prêle
Rouge Fontaine
St-Fergeux, St-Rémy, Saulces Champenoises
Thélonne, Thin, Thiwé, Trion
Sécheval
Vaudimé, Vaux-en-Dieulet
Yoncq


Le Gland en forêt (Ph. JEA / DR).

Ruisseaux de l’
Anelle

Artoise
Epine
Ours


Ruisseaux des
Armoises
Clairs Chênes
Dix Frères
Fonds de Mort
Gravis, Gros Saules, Grosses Pierres
Moulins
Ouvions
Pans, Prises Pierret, Puiselets
Quatorze
Soquays, Sourdrons
Usages
Vieilles Loges
Wileux


Ruisseau d'Abbaye (Ph. JEA / DR).

Ruisseaux du
Barbier, Bas de la Rue,
Chapitre, Chat, Cuviseau
Fond Cahors, Fond des Vignes
Grand Etang, Greffier, Gué des Brebis
Hon
Lavoir, Longlue
Marais aux Loups
Petit Moulin, Pont de la Claye de Chat, Pré Billet, Pré Charot, Pré Hurlin, Pré St-Martin
Trou Moulin
Vivier


L'Artoise en couleurs (Ph. JEA / DR).

Ruisseaux (de) la
Belle Eglise, Belle Taille, Bonne
Doumely, Dyonne
Carité, Caure, Chaudière, Claire Fontaine, Côte Froide
Fabrique, Fagne, Faligée, Falizette, Fange aux Bouleaux, Fange aux Loups, Foivre, Folie, Fontaine aux Bairons, Fontaine des Vieilles Loges, Fontaine Noire, Fourmilière
Goutelle, Grande Terre, Grenouille
Lateuse, Loire
Malacquise, Martignères, Mulle
Naue, Nonne, Noue de Ruissort
Passée de Mézières, Planchette
Ronce, Rosière
Somme Fosse
Tommelle, Thonne
Valette, Vaux, Verge, Vrigne


L'ardoise de l'Artoise (Ph. JEA / DR).

Ruisseaux le
Chalan
Fèvre
Gland
Hurtaut
Jarin
Loison
Migny
Pilot, Plumion
Rivandre.

samedi 22 août 2009

P. 163. "Les voix du Pamano"

.

Jaume Cabré,
Les voix du Pamano,
Christian Bourgois, 2009, 743 p.


Tout a commencé très exactement par ces lignes :

- "Anne Crignon :

A Toulouse, le libraire Nicolas Vivès (1) sauve de la noyade un écrivain en perdition, Jaume Cabré, et son livre, englouti sous les piles, «Les Voix du Pamano». Paru en avril, ce roman n'a pas eu une ligne dans la presse. Ce libraire-sauveteur le repêche.

Nicolas Vivès :

Qu'il n'y ait eu aucune recension dans les médias me laisse perplexe. Comme tous les livres, celui-ci ne se laisse pas apprivoiser sans difficultés, mais la récompense est à la hauteur des efforts. Une fois passé les cinquante premières pages, celles que les critiques n'ont pas lues, le roman éblouit jusqu'aux larmes. Cette saga, dont les personnages sont pris au piège de l'Espagne franquiste, se déroule dans un petit village des Pyrénées catalanes."
(BibliObs, 10 août 2009).


Aussitôt rugissent à l'oreille les "déferlantes" de Claudie Gallay (2). Encore un roman jeté avec l'eau d'une mer morte mais que des libraires arrachèrent au pilon infâmant.

Faute d'espoir de trouver ces "voix" par ici, force fut de s'en remettre à Paris. Quatre jours seulement d'attente, et il est là, sous les yeux, dans un vert pénible. Avec en couverture, un détail de photo d'une classe rurale (3) vers les années 40.
Franchement aucun problème avec les cinquante premières pages. Non. La question se posa plutôt du côté du rythme de lecture : cinq jours. Une lenteur plus qu'inhabituelle.
Un prétexte serait tout trouvé dans les autres livres en chantiers parallèles : Maurice Clavel, Jean Daniel, Régis Debray, Jean Mauriac et Marcel Moussy. Mais en vérité, ces "voix", aucune envie de s'en séparer. D'en arriver aux trois dernières phrases de la page 743. Après tout, Jaume Cabré a gardé la plume à la main entre 1996 et 2003. Pourquoi se faire violence ?

Nicolas Vivès, vous minimisâtes : ce roman non seulement "éblouit" mais il provoque un effet de très très longues persistances rétiniennes. Quant aux "larmes", même la canicule la plus féroce ne parviendrait pas à les effacer.
Pour qui erre vers Goury, il y eut un avant et un après "Les déferlantes". Dorénavant, des cimetières sur le versant catalan des Pyrénées blesseront autrement et encore plus...

Franco : caricature et imagerie officielle (Montage JEA / DR).

Pourquoi les cinquante premières pages dresseraient-elles des barricades à la facilité ? Peut-être (peut-être ???) par les désarrois que provoque et peaufine savamment Jaume Cabré. En interpénétrant paroles publiques et pensées secrètes. En passant sans transition de 1944 à 2002 et inversément. Rien de systématique ni de mécanique dans ces fusions. Mais pour éviter les confusions, la lecture se trouve déstabilisée, obligée de s'arrêter et de s'asseoir au bord d'une phrase, de revenir même sur ses pas.

Exemple de mots entendus, brefs, directs, contrôlés et de pensées sous-jacentes, tues mais combien plus explicites. Maria héberge le maire du village. Elle met plus que de la mauvaise volonté à entretenir les chemises de l'uniforme phalangiste porté par ce dernier. Epoux de la cabaretière, Modest assiste à l'échange :

- "Si monsieur le maire payait sa pension, il aurait peut-être le droit d'élever la voix...
Silence. Calme. Au bar, Modest, se prenant la tête entre les mains et criant Maria t'es folle, tu veux nous perdre.
- Qu'est-ce que tu veux dire, Maria ?
- Que vous ne nous avez encore pas réglé un seul jour de votre pension. Et ça fait trois ans que vous êtes ici.
- Mes hommes vous paient bien.
- C'est de vous que je parle.
Fait-il qu'elle soit pute, la misère, pour qu'un authentique héros de la guerre décoré de la grand-croix du mérite militaire avec la barrette rouge (deux particules de mitraille dans le cul sur le front d'Aragon, trois jours avant d'entrer à Tremp), respecté par les gens d'ordre, chef local et régional de la Phalange, disciple spirituel de Claudio Asin, ami personnel du général Sagardia injustement éloigné de la zone, connu du général Yuste (faible successeur de l'énergique Sagardia), ennemi intime du colonel Salcedo (...) n'ait que deux saloperies de chemises bleues réglementaires. Pardon : deux glorieuses chemises bleues réglementaires."
(P. 304).

Exemple d'aller et retour dans un espace temps d'une cinquantaine d'années. Tina, institutrice, interroge un ancien garde du corps de feu le maire Targa. Les questions portent sur la mort, en 1944, d'Oriol Fontelles, l'instituteur du village de Torena :

- "J'ai obéi aux ordres et tout ce qui a été fait, il fallait le faire.
- Je n'en doute pas. Comment est-il mort, Oriol Fontelles ?
- Qui ?
- Le maître de Torena.
Cela faisait cinq minutes que la dame était partie mais l'odeur de son parfum était encore là. Pendant tout ce temps Targa n'avait pas bougé de sa chaise et il se disait ça, c'est qu'elle a été mal baisée ; il se disait, bon, moi aussi je l'ai fait surveiller, il se disait fils de pute s'il se trouve que tu es vraiment un traître je te passerai à la moulinette, même si ça me cause des problèmes."
(P. 687).

Le goupillon et le sabre. En bas : femmes en uniforme phalangiste (Mont. JEA / DR).

Torena, village au centre du roman :

- "L'encyclopédie en vingt volumes disait que Torena est un petit village idyllique non loin de Sort, dans la région du Pallars Sobira, avec trois cent cinquante-neuf habitants recencés (plus une vingtaine d'exilés et trente-neuf morts pendant la guerre et à cause de la guerre : deux quand avait éclaté la rebellion fasciste, les autres pendant la guerre. Et quatre habitants de plus qui étaient condamnés et ne le savaient pas, également à cause de la guerre, et qui ne figuraient dans aucune statistique parce que l'avenir n'appartient qu'à Dieu). Ses cultures les plus importantes : pomme de terre (surtout), blé pour la consommation courante, seigle, orge, quelques pommiers sur la terrasse de Sebastia (où devaient se commettre quelques-uns des assassinats), et, sur des talvères ensoleillées, quatre choux et des rangées d'épinards. Comme les prairies naturelles ne manquent pas, il y a un assez grand nombre de têtes de bétail bovin et ovin. Le village est situé à mille quatre cent huit mètres au-dessus de la mer à Alicante (et il y fait un froid obscène. Même en été il faut y porter un pull). Il y a, en plus d'une église paroissiale dédiée à saint Pierre, une école qui rassemble les quarante enfants du village et des endroits voisins (excepté Tudonet de la maison Farinos, un enfant attardé dans tous les sens du mot et que sa famille ne veut pas montrer)."
(PP 124-125).

Affiches de l'après-guerre civile.
A g. (enfin, façon d'écrire) : l'Espagne va servir d'exemple pour une croisade mondiale en faveur de la religion catholique.
A dr. : appel, en 1947, pour poursuivre les sabotages du régime franquiste.
(Mont. JEA / DR).

Tina, personnage principal :

Du moins, à mon estime. Intitutrice chargée de préparer une exposition didactique sur la vie scolaire à Sort et aux alentours, Tina Bros arrive à Torena alors que l'ancienne école tombe sous les coups des démolisseurs. Juste le temps pour elle de réaliser quelques clichés mais surtout de recevoir une boîte à cigares dissimulée derrière un tableau. Là reposaient quatre cahiers. Rédigés de la main d'un instituteur officiellement "tombé pour Dieu et pour l'Espagne" :


- "Sur la dalle de la tombe d'Oriol Tontelles Grau (1915-1944), un texte informait de sa vie héroïque, on y voyait le joug et les flèches de la Phalange, et elle paraissait mieux entretenue que d'autres. Les herbes qui croissaient autour de quelques-unes des tombes mettaient en évidence que le temps était le pire ennemi de la mémoire."
(P. 95).

A la lecture de ce journal intime, Tina va pénétrer dans le labyrinthe d'un travail de réhabilitation qu'elle résume en ces mots :

- "Un maître qui a été un héros du maquis est passé à l'histoire comme le bastion du fascisme dans la contrée. J'aimerais rétablir la vérité."
(P. 382).

Sur le chemin de ses recherches, Tina va tout perdre. Son mari Jordi qui la trompe. Leur fils Arnau qui entre en monastère (4). Sa santé pour cause de tumeur. La vie en fin de course, à quarante-sept ans, comme une deux chevaux rouge tombant dans l'eau d'un barrage.


Elisenda Vilabru, veuve noire :

A l'été 36, quinze jours après le pronunciamento (5), son père et son frère ont été mis à mort par des membres de la Fédération anarchiste ibérique. Elle jura de les venger et plutôt que d'engager des tueurs à gage, fit nommer Valenti Targa comme maire (plus exactement "bourreau") de Torena.

Cette femme va construire envers et contre tous un véritable empire basé sur la création de stations de ski dans les Pyrénées. Du Franquisme, elle glissera sans état d'âme vers le Royalisme après la mort du dictateur.
Et tandis que s'étendent inexorablement ses possessions et ses sociétés, Elisenda Vilabru vient à bout et à coups de sommes d'argent exorbitantes - notamment au bénéfice de l'Opus Dei - du parcours pour la béatification de l'instituteur comme saint de Torena car "bienheureux martyr".

Sur le chemin de ce récit, cette femme cynique perdra peu. Quelques amants dont le seul qui fit battre son coeur. La vue pour cause de vieillesse. Pas le goût du pouvoir et des manipulations. Y compris un droit de vie et de mort autour d'elle.

La photo de classe recadrée et limitée pour la couverture des "voix du Panamo". © Pagès Editors i Arxiu Comarcal de Sort.

Chacune à sa manière, Tina et Mme Vilabru se disputent Oriol Fontelles. Dans son journal, il écrit à son enfant qu'il n'a jamais vu :

- "Voyons. Je dois me cacher du maquis pour aller regarder de loin ma femme et ma fille dont j'ignore comment elle s'appelle mais qui a une main si mignonne, elle semble dire toujours adieu ; il faut que je désoriente des phalangistes qui font les mouchards, et pour ne pas vous mettre en danger, ma fille, je renonce à parler à ma femme et à t'embrasser, à prendre ta main, et à te dire une poule sur un mur qui picore du pain dur, quand ce ne serait qu'une fois dans ma vie ; il me faut dissimuler chaque jour et chaque nuit devant le groupe de phalangistes de Targa pour faire le travail que le haut commandement m'a ordonné ; il faut que je me taise avec les enfants pour qu'ils continuent à penser que je suis un maître qui ne cache pas des fugitifs ou des combattants dans les combles de l'école ; il faut que je dissimule devant Valenti Targa pour qu'il ne soupçonne pas qu'à l'école se reposent des gens qui suivent le chemin de la peur et que je suis leur hôte ; il faut que je me cache des femmes Ventura, qui me haïssent (...). Je dois me cacher de moi-même parce que j'ai été très lâche."
(PP 376-377).

Sauf à trahir, il ne sera pas résumé ici la longue quête de Tina, l'institutrice laïque, pour tenter de rendre son honneur à Oriol, le saint, instituteur au double jeu.

Jaume Cabré ne cesse de laisser s'écrouler les falaises des certitudes, de passer aux révélateurs les photos officielles, d'ouvrir des fosses communes dans le passé de la guerre civile. Non pas en jouant et en se jouant des lecteurs, mais déposant dans son livre soixante années d'histoires : à nous à déchiffrer les tombes, à relever des ruines, à décrypter des discours de propagande, à parcourir des sentiers de résistance, à laisser nos préjugés au vestiaire, à lire, à relire, à lire encore, à éprouver des plaisirs rares.

Vous voilà prévenu(e)s. Malaisé sans doute d'oublier "les voix du Panamo". Jaume Serrallac, graveur de pierres tombales (de père en fils), Tina lui a fait lire les carnets :

- "Il frissonna et regarda en l'air. Impossible de voir une étoile derrière le rideau de nuages. Elles devaient être toutes congelées. Il pensa de nouveau à Tina et à son triste sort, une jeunesse, quarante-sept ans. Comme tout le paysage était enneigé, les créatures de la nuit se taisaient. Alors il écouta le silence et, pour la première fois de sa vie, il entendit l'eau lointaine."
(P. 734).


NOTES :

(1) Librairie Ombres Blanches, 50 rue Gambetta, Toulouse.

(2) Claudie Gallay, Les déferlantes, Ed. du Rouergue, 2008, 530 p.

(3) Photo prise à Evin.

(4) Le père, Jordi, à son fils : "Fais-toi écolo. Mais moine, non." (P. 117).

(5) 17 juillet 1936, premier jour du coup d'Etat mené par Franco depuis le Maroc espagnol.



jeudi 20 août 2009

P. 162. Canicule... Ozone... (Brèves 17)



Alertes ! Tocsins. Sirènes. Météo France-Ardennes agite son drapeau orange...

En solidarité avec les "groupes à risque" (et les individus), cette page pour vous rafraîchir. Pas les idées ni la mémoire, ce serait grandement outrecuidant. Mais quelques mots et images où plonger la main en attendant que les vents du Sahara retrouvent leur lucidité et cessent de confondre les Ardennes et le Sahel...


Crépuscule pour la canicule (Ph. JEA / DR).

Pierre Desproges :

- "La nostalgie, c'est comme les coups de soleil : ça ne fait pas mal pendant, ça fait mal le soir."



Nichoir ardèchois - bouteille ombrageuse en Ardennes (Ph. JEA / DR).

Jorge Louis Borges :

- "J'errai de longs jours sans trouver de l'eau, ou un seul jour immense, multiplié par le soleil, la soif et la crainte de la soif."



Théâtre d'ombres ardennaises (Ph. JEA / DR).

Guillaume Apollinaire :

- "J’ai tout donné au soleil, tout, sauf mon ombre."



Sécheresse : restrictions d'encre en perspective ? (PH. JEA / DR).

Verlaine :

- "Travaille, vieux soleil..."



Fleurs du Pavillon (PH. JEA / DR).

Jules Renard :

- "Il y a de la place au soleil pour tout le monde, surtout quand tout le monde veut rester à l'ombre."



Arbres crayons (PH. JEA / DR).

Henri Gougaud :

- "Cet homme est comme une forêt, il se croit tout obscur, il est partout troué de rayons de soleil."


mardi 18 août 2009

P. 161. Sous Verdun avec Maurice Genevoix (2)

.
Maurice Genevoix par "Léon Portraitiste, Verdun s/Meuse", le 12 février 1915 (DR).

Illustrations (n° 2) de :
"Sous Verdun",
25 août 1914 - 9 octobre 1914.

Page 152 débuta la juxtaposition entre les notes prises par Maurice Genevoix "sous Verdun" (1) fin de l'été - début de l'automne 14, et les photos de Noël Desmons, plus motard que jamais, à la recherche des lieux et des paysages évoqués par le lieutenant-écrivain du 106 RI.

Cet itinéraire passa par Sommaisne, Rembecourt et Vaux-Marie. Il se poursuit par Rupt-en-Woëvre.

Rupt-en-Woëvre, photo N. Desmons (DR).

Maurice Genevoix, lundi 21 septembre 1914 :


- "Arrêt brusque, piétinement sur place. Nous y sommes : Rupt-en-Woëvre. Le régiment forme les faisceaux dans un champ, au seuil du village. Je ne comprends rien à la situation : je m'oriente à peine. Il est deux heures du matin.

Nous sommes transis. Nous nous accotons dos à dos, Porchon (2) et moi, tapant nos pieds l'un contre l'autre, en attendant le jour. Le froid monte le long des jambes et nous raidit. Impossible d'y tenir. Je fais cent pas sur un chemin en pente que bordent des granges. De temps en temps, un homme entrouve une porte et se faufile. Ma foi, tant pis ! Je me glisse, moi aussi, dans une grange : ils y sont déjà une trentaine. Je passe là une heure, deux peut-être, assis à moitié sur un sac, moitié sur un troufion qui se secoue et grogne.
L'aube, blanche et froide. Nous allumons du feu et cherchons à nous réchauffer. Les inévitables patates charbonnent sous la braise."
(P. 85).

Route vers la Tranchée de Calonne, photo N. Desmons (DR).

Jeudi, 24 septembre :

- "Là-bas, dans le layon que nous suivons, deux hommes ont surgi. Ils viennent vers nous, très vite, à une allure de fuite. Et petit à petit je discerne leur face ensanglantée, que nul pansement ne cache et qu'ils vont montrer aux miens. Ils approchent ; les voici ; et le premier crie vers nous :
"Rangez-vous ! Y en d'autres qui viennent derrière !"
Il n'a plus de nez. A sa place, un trou qui saigne, qui saigne...
Avec lui, un autre dont la mâchoire inférieure vient de sauter. Est-il possible qu'une seule balle ait fait cela ? La moitié inférieure du visage n'est plus qu'un morceau de chair rouge, molle, pendante, d'où le sang mêlé à la salive coule en filet visqueux. Et ce visage a deux yeux bleus d'enfant, qui arrêtent sur moi un lourd, un intolérable regard de détresse et de stupeur muette (...).
"Rangez-vous ! Rangez-vous !"
Livide, titubant, celui-ci tient à deux mains ses intestins, qui glissent de son ventre crevé et ballonnent la chemise rouge. Cet autre serre désespérément son bras, d'où le sang gicle à flots réguliers (...).
"Tu occuperas avec ta section le fossé qui longe la tranchée de Calonne, me dit Porchon. Surveille notre gauche, la route, et le layon au-delà."
(PP. 96-97).

Tranchée de Calonne, photo N. Desmons (DR).

Jeudi, 24 septembre :

- "Un projectile énorme m'est entré dans le ventre, en même temps qu'un trait jaune, brillant, rapide, filait devant mes yeux. Je suis tombé à genoux, plié en deux, les mains à l'estomac. Oh ! ça fait mal... Je ne peux plus respirer... Au ventre, c'est grave... Ma section, qu'est-ce qu'elle va faire ?... Au ventre. Mon Dieu, que je puisse revoir, au moins, tous ceux que je voulais revoir !... Ah ! l'air passe, maintenant ? Ca va mieux. Où est-ce que ça a frappé ?
Je cours vers un arbre, pour m'asseoir, m'appuyer contre lui. Des hommes se précipitent, que je reconnais tous. L'un d'eux, Delval, veut me prendre sous les bras pour me soutenir. Mais je marche très bien tout seul ; mes jambes ne mollissent même pas ; je m'assieds sans peine. Je dis :
"Non, personne. Retournez sur la ligne ; je n'ai besoin de personne." (...).
Je regarde mon ventre d'un air stupide ; mon doigt va et vient machinalement dans le trou de ma capote... Et soudain la clarté surgit, tout mon abrutissement dissipé d'un seul coup. Comment n'ai-je pas compris plus tôt ?
Cette chose jaune et brillante que j'ai vu filer devant mes yeux, mais c'est le bouton que la balle a fait sauter ! (...).
En attendant, mon ami, tu joues au personnage grotesque : un officier blessé qui n'est pas blessé, et qui contemple son ventre derrière un arbre, pendant que sa section... Hop ! à ta place !"
(PP 101-102).

Ferme d'Amblonville, photo N. Desmons (DR).

Jeudi, 24 septembre :

- "Et lentement, silencieusement, par les bois où s'alanguit la paix du crépuscule d'automne, nous regagnons la route de Mouilly, l'humide vallon, la ferme d'Amblonville.
Dans la nuit transparente et fraîche, les sections bourdonnantes de voix se groupent, s'alignent, les compagnies se reconstituent, toutes minces, de nouveau mutilées (...).
Autour de moi, j'ai su très vite ceux qui manquaient : Lauche, mon sergent, le seul qui m'était resté depuis la Vaux-Marie - la Vaux-Marie toujours ! - je l'avais vu griffer l'herbe du fossé ; je savais déjà. Pour le grand Brunet aussi, et pour quelques autres frappés à côté de moi (...).
Alors, plus un sergent ? Plus un caporal ? (...).
D'autres viendront. Quels seront-ils ? Et lorsque je les connaîtrai aussi, ces nouveaux venus, lorsque eux-mêmes connaîtront leurs hommes, ils seront frappés à leur tour, et ils disparaîtront, ou moi, ou nos soldats. Rien qui dure, rien que nos efforts puissent faire nôtre même jusqu'à demain ! Fatigue des recommencements, tristesse des passages que clôt un adieu, toute notre vie que la mort assiège."
(PP 104-105).



NOTES :

(1) La pagination de ces extraits est celle de Sous Verdun in Maurice Genevoix, Ceux de 14 - Sous Verdun, Nuits de guerre, La Boue, Les Eparges, Jeanne Robelin, La Joie, La Mort de près -, omnibus, 1998, 1089 p.
(2) Robert Porchon, tué aux Eparges le 20 février 1915. Ami de Maurice Genevoix qui lui dédie ce premier volume de Ceux de 14.
(3) Encore et toujours mes remerciements à Noël Desmons qui déroule mes livres en autant de paysages, que ce soient le Chemin des Dames ou les Hauts-de-Meuse. Message privé : j'ai un casque...



dimanche 16 août 2009

P. 160. Liverpool, le film

. Affiche du film de Lisandro Alonso.

La liste des films intouchables risque de s'allonger...

Allons, ne sortons pas à nouveau nos mouchoirs dans nos chaumières respectives... A la vitesse de 24 images/seconde, nous n'irons sans doute pas à Liverpool ni à Usuhaia.
Privés de cinéma, il nous reste néanmoins :
- un jumelage avec Bois-Ste-Marie,
- les rhubarbes du Thibet,

- un ITGV glissant le long d'un trottoir bleu,
- Baïgora,
- la gare St-Lazare,
- quelques jours tranquilles à Belleville,
- les dessus de la vallée de Mardouneille,
- Nabirosima, ses hérissons et ses taupes,
- la fillette de la rue Groussier,
- le petit large de Gävle,
- un coin de la Place du Change,
- l'île des Capitaines,
- le bar du OFF
,
- la Villa Medicis, mais oui, mais celle-ci,
- ici aussi.

Synopsis :

- "Au milieu de l'océan Atlantique, Farrel demande au capitaine du cargo sur lequel il travaille l'autorisation de descendre à terre : il veut se rendre là où il est né pour savoir si sa mère respire encore.

Farrel a travaillé comme marin les vingt dernières années de sa vie. Il s'est soûlé à en rouler par terre et a toujours payé les femmes qu'il a eues. Il ne s'est fait aucun ami.
Une fois parvenu au hameau enneigé où il a vécu ses premières années, il découvre que sa mère vit toujours mais également que la famille compte une personne de plus."


Lisandro Alonso, Robinson du cinéma (DR).

Lisandro Alonso :

- "Je voulais marcher sur les traces d'un homme qui respire avec peine et qui ne peut plus avoir, dorénavant, de contacts avec les autres. Je voulais tenter de savoir et de montrer ce qui se passait dans sa tête pleine de ténèbres, de souvenirs flous et de gueules de bois."


Jacques Morice :

- "Naufragé volontaire, explorateur des confins, on ne sait trop comment qualifier ce grand solitaire taciturne qu'est Lisandro Alonso, frère d'âme de Pedro Costa et de Sharunas Bartas. Une sorte de poète de l'ascèse, dont les films sonnent comme les échos d'un monde en voie d'extinction.


Farrel (Juan Fernandez) travaille dans la marine marchande. Visage émacié, il parle peu, a le regard de celui qui s'enferme de plus en plus à l'intérieur de lui-même. A Ushuaia, dernière ville avant l'Antarc­tique, il descend du cargo, avec l'intention de rendre visite à sa mère, qu'il n'a pas vue depuis des années. Sur lui, il porte juste un blouson fin. Il traverse des terres enneigées en picolant beaucoup, fait un bon bout de route avant d'arriver dans une cantine perdue.

Aller tout au bout. De l'Argentine. Du continent. Du cinéma.
Le film - un visage et des paysages - tient du suicide commercial.
Pour le marin Farrel, le bilan est amer : sur place, il constate que sa mère est ­sénile, qu'il a maintenant une soeur. Silencieux la plupart du temps, il repart comme il était venu, au bout d'une journée.
Alors, quoi, il aurait fait tout ce voyage pour rien ? Il ­laisse cependant à sa soeur un souvenir : une babiole avec « Liverpool » gravé dessus. La fille la gardera, sans doute, en mémoire. Nous aussi, qui sait...
(Télérama, 8 août 2009).


Zootrope films (DR).

Isabelle Regnier :

- "Dans sa note d'intention, le cinéaste décrit sa méthode de travail comme visant avant tout à "laisser les choses apparaître". Et il ne fait rien d'autre. Fraîchement débarqué dans cette ville fantomatique, Farrel y distille sa présence au fil de la trajectoire qu'il improvise en tétant régulièrement le goulot de sa bouteille.
Il passe, sans échanger un mot avec qui que ce soit, d'un coin de rue informe à un restaurant, d'un bar à putes à un local désaffecté où il s'endort, révélant au fur et à mesure, de manière presque palpable, quelque chose de l'esprit des lieux. Au matin, par une température visiblement bien inférieure à 0 °C, il embarque à l'arrière d'un semi-remorque, son corps continuant d'interagir, tout au long du trajet, avec le paysage.
Le marin arrivera finalement au hameau familial, un trou paumé dans un océan de neige, miné par une pauvreté désolante. Le temps de découvrir une mère agonisante, une soeur dont il ignorait l'existence, de rôder quelques heures comme une bête indésirable, il repart, laissant le film se poursuivre sans lui, tenu par les seules traces de son passage.
Ce n'est qu'à la lumière de celles-ci que le titre du film auquel on ne pensait plus livre sa signification : inscrit sur un porte-clés, ce mot, "Liverpool", surgit dans le dernier plan du film comme un gisement de rêves et de possibles, à la fois dérisoire et infini."

(Le Monde, 5 août 2009) .

Zootrope films (DR).

Nicolas Azalbert :

- "Après avoir largué les amarres il y a plus de vingt ans et hanté les océans tel le Hollandais volant, le mystérieux Farrell (dont le prénom, qui ne sonne guère argentin, se rapproche phonétiquement de l’anglais farewell : adieu) se propose donc, comme à son corps défendant et le temps seulement d’une escale, la tâche impossible de s’adonner aux retrouvailles, d’accepter l’épreuve du feu sur cette terre enneigée et glacée par les vents.

Le périple entrepris s’apparentera à une longue plongée au coeur des ténèbres où la rencontre fils-mère, comme chez Conrad celle de Marlow-Kurtz, ne cessera d’être différée pour laisser tout le temps nécessaire au personnage principal de se perdre quand celui-ci pensait se trouver ou se retrouver. Là où il était question, chez Conrad, de processus d’initiation et de connaissance, il est question, dans Liverpool, d’un processus de dissolution et de reconnaissance. Farrell doit en effet reconnaître, vingt ans après, les lieux de son enfance pour rencontrer sa mère et qu’elle le reconnaisse à son tour."
(Les Cahiers du Cinéma, juillet/août 2009).


S. Kaganski :

- "Le trajet du marin sur la terre ferme sera filmé par séquences en temps réel, Alonso ne faisant pas l’économie de nous montrer les marches à pied, les étapes en bus ou en stop, les arrêts dans des tavernes ou hôtels de fortune, les moments faibles ou non-événementiels du voyage. Il s’agit de nous faire éprouver quasi physiquement la durée, l’effort, les difficultés qu’engendre un tel périple. Et c’est du cinéma – du cinéma chimiquement pur, pourrait-on dire. De l’enregistrement patient et intense de lieux et de corps, un sens constant du cadre et de la lumière, un soin minutieux du son – la bande sonore constituant quasiment un film dans le film à elle seule (…).


Quand le marin arrive enfin dans son village, on aborde une sorte de deuxième partie du film, plus immobile, recelant un drame familial en sourdine. Il y a là la vieille mère qui ne quitte plus son lit, mais aussi une jeune fille mutique, peut-être la progéniture du marin abandonnée des années plus tôt. On devine que quelque chose s’est passé, mais on ne sait pas exactement quoi. Peu est dit, tout est murmuré du bout des lèvres, suggéré par une caméra douée de la vue mais pas de la parole. Comme dans tous les films d’Alonso, un mystère demeure, irrésolu."
(lesinrocks.com, 28 juillet 2009).




vendredi 14 août 2009

P. 159. Eté ardennais

.


Brouillard à l'écorce d'orange (Ph. JEA / DR).


Ce matin,
le brouillard ne se montre pas bavard
il se préfère buvard

mais

réputés vantards
les merles, eux, sont plus risque-tout
que volages

près de chez eux,
les marécages se moquent des cages
et de leurs barreaux barbares

mais

interdits de séjour,
eux, les nuages manouches
en ont marre de leur louche réputation

à première vue,
les horizons ne tournent pas rond
avec leurs routes toutes en déroute

mais

les arbres, eux, vrais écorcés vifs
contournent les piétons
et se fendent même d’un soupir

parole de girouette,
le vent est un grand colporteur de rumeurs
lui qui s’affirme facteur d’orgues

mais

les calendriers, eux, annoncent
les temps de tumeurs
ces erreurs dans la nuit détournée

bientôt l’été ne sera plus
ce qu’il a été
il ira se faire publier ailleurs

mais



La Rouillette (Ph. JEA / DR).




mercredi 12 août 2009

P. 158. Août 1830 : les frères Lander le long du fleuve Niger

.

Alain Ricard, Voyages de découvertes en Afrique, Anthologie, 1790-1890, Robert Laffont, Bouquins, 2000, 1059 p.
Les extraits qui vont suivre, répondent à la pagination de ce volume.

Les "cannibales d'Europe" :

Le 31 mars 1830, les frères Lander débarquent à Badagri, le long du Niger. Ils rentreront en Angleterre un an plus tard, le 8 juin 1831. Cette exploration est reportée dans leur Journal (1) dont voici trois extraits significatifs de leurs regards et de leur approche d'Européens.

Peu après le 5 août 1830 (sans autre précision de date), Richard et John Lander parviennent au village de Boussa :

- "Au soir, quand le soleil baisse à l'horizon, et que les oiseaux, ranimés par la fraîcheur, gazouillent gaiement sous la feuillée, les anciens du village s'assemblent sous les larges branches d'un arbre antique, pour causer entre eux une heure ou deux. D'énormes calebasses de forte bière du pays, placées à leurs côtés, ravivent la gaieté et arrosent la conversation. Aujourd'hui, après avoir bu à longs traits, les vieillards se serrèrent l'un contre l'autre, et l'orateur du hameau commença, d'une voix sonore, à parler de l'hôte nouveau, de l'effrayant homme blanc de l'Ouest. Les conjectures sur les cannibales de l'Europe, sur leur goût particulier pour le sang des noirs, sur leur mystérieuse et surnaturelle puissance, passaient de bouche en bouche, et, à mesure que la bière opérait, elles devenaient plus horribles ; l'obscurité croissait et les vieillards se rapprochaient.
(...)
Un de nos hommes, resté parmi eux pour prendre sa part de leur bière, et qui avait gardé le silence, se leva, et au moment de se retirer, entreprit de les détromper sur les sanguinaires propensions des blancs, et de renverser, tout d'un coup, ces hideuses visions de carnage et d'horreur qui avaient bercé leur enfance, dont ils se repaissaient encore dans leurs vieux jours, et auxquelles ma présence et la bière venaient de donner toute la force de la réalité. Mais leur amour pour le merveilleux n'était pas de si facile composition, et ils furent sourds à tous ses raisonnements."
(PP 187-188).

Les frères Lander : John et Richard (Mont. JEA / DR).

Eclipse :

Quittant cet arbre aux palabres (2) et l'évocation d'Européens déchirant à belles dents l'Afrique (une histoire symboliquement exacte), les deux Lander rejoignent les bras de Morphée.

- "Vers dix heures du soir, nous étions couchés, et profondément endormis sur nos nattes, quand un grand cri de détresse, poussé par d'innombrables voix, accompagné d'un horrible cliquetis, et d'un mélange de bruits assourdissants, que le calme de la nuit rendait encore plus effroyable, nous éveilla en sursaut. Avant que nous fussions remis de notre surprise, le vieux Paskoe, hors d'haleine et l'air épouvanté, se précipita dans la hutte, et nous dit, d'une voix tremblante, "que le soleil traînait la lune à travers les cieux". Curieux de connaître l'origine de cette étrange et ridicule histoire, nous courûmes dehors, à moitié habillés, et découvrîmes qu'il y avait une éclipse totale de lune. Une quantité de gens s'étaient réunis dans notre cour, et, persuadés que le monde touchait à sa fin, et que ce n'était là que "le commencement des douleurs", ils nous apprirent que les prêtres mahométans, personnifiant le soleil et la lune, avaient dit au roi et au peuple que l'éclipse était causée par l'obstination et la désobéissance du plus petit des deux astres. Selon eux, la lune, dégoûtée depuis longtemps du sentier qu'elle avait à parcourir dans le ciel, ce qui n'était pas étonnant, vu que ledit sentier était rempli de ronces, d'épines, et obstrué de mille façons, avait épié une occasion favorable, et avait, ce soir-là même, abandonné son ancienne route pour entrer dans celle du soleil."
(P. 188).

Carte de l'Afrique, moitié du XIXe siècle (DR).

Un peu de poison, svp :

Les préparatifs sont terminés pour gagner des "endroits inhabités" sur les bords du Niger.

- "Un vieux prêtre mahométan, dont la physionomie rayonnait de douceur, de simplicité, de bienveillance, est venu nous prier, avec les plus vives supplications, de lui donner avant notre départ, une certaine quantité de poison, d'un effet mortel, et dont une très petite dose pût tuer, quelques minutes après l'avoir pris. Ce vieux misérable, à cheveux blancs, n'a point hésité à nous dire en confidence, que cette étrange requête venait du vif désir qu'il éprouvait d'administrer cette potion à un voisin qu'il désirait passionnément envoyer dans l'autre monde, parce qu'il lui avait fait je ne sais quel tort imaginaire, et de peu d'importance. Il va sans dire que nous avons repoussé avec exécration l'horrible intention de cet homme."
(P. 192).


NOTES :

(1) Richard et John Lander, Journal d'une expédition entreprise en 1830 dans le but d'explorer le cours et l'embouchure du Niger, Paris, Paulin, 1832, 2 Vol.
(2) Lien vers Zoë Lucider, L'arbre à palabres. D'autant que son dernier billet porte sur Olivier Rolin qui, avec son homonyme Jean, n'a pas eu à jouer des coudes pour allonger ma bibliothèque.