DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

vendredi 28 novembre 2008

P. 52. Brèves (11). "Imagine" des vatic(an)inations...

L'album blanc des Beatles (DR).

L'Osservatore Romano dédiabolise les Beatles
et a bien le bonjour des utopistes d'hier et d'aujourd'hui...

Paul Hermant, début de chronique sur la RTB-F Radio, Matin première :

- "Vendredi dernier, l'Osservatore romano, souhaitant se réconcilier avec les Beatles que le Vatican battait froid depuis qu'en 1966, John Lennon avait estimé qu'ils étaient plus célèbres que Jésus-Christ, a déclaré, à l'occasion du 40ème anniversaire de l'album Blanc - cette chose magnifique où l'on trouve entre autres Why don't we do it in the road et Revolution nine -, qu'il s'agissait là "d'une utopie musicale où l'on trouve tout et son contraire, dans un assemblage peut-être discutable, mais révélateur de l'esprit d'une époque".

Car ces années, précise le journal du Saint-Siège dans un style qui n'appartient qu'à lui, étaient celles "de la contestation juvénile dans lesquelles, entre contradictions, excès et fuites en avant, tout semblait possible et licite".
Radio-Télévision Belge d'expression Francophone, Chronique à 7h15. Lire : ICI .

Imagine (paroles et musique de John Lennon) :

Imagine there's no heaven
Imagine qu'il n'y ait pas de paradis
It's easy if you try
C'est facile si tu essaies
No hell below us
Aucun enfer sous nos pieds
Above us only sky
Au dessus de nous uniquement le ciel
Imagine all the people
Imagine tout le monde
Living for today...
Appréciant l'instant présent...

Imagine there's no countries
Imagine qu'il n'y ait plus de pays
It isn't hard to do
Ce n'est pas dur à réaliser
Nothing to kill or die for
Plus aucune raison d'assassiner ou de mourir pour (eux)
And no religon too
Et pas de religion en plus
Imagine all the people
Imagine tout le monde
Living life in peace...
Vivant sa vie en paix...

Imagine no possesions
Imagine sans biens
I wonder if you can
Je me demande si tu le pourrais
No need for greed or hunger
Nul besoin de cupidité ou de faim
In a brotherhood of man
Dans une fraternité avec tous les hommes
Imagine all the people
Imagine tout le monde
Sharing all the world...
Se partageant le monde entier...

You may say i'm a dreamer
Tu peux dire que je suis un rêveur
But i'm not the only one
Mais je ne suis pas le seul
I hope some day you'll join us
J'espère qu'un jour tu nous rejoindras
And the world will be as one
Et que tout le monde n'en fera qu'un.

(Mille et une excuses pour l'approximation de la traduction).

Autres brèves (très).
Quand le brouhaha de l'actualité, donne l'impression de relire des messages du style de ceux envoyés depuis Londres jadis et naguère :

- L'index du Vatican ne désigne plus Lennon. Je répète. L'index du Vatican ne désigne plus Lennon.
- Aux USA, la liste des terroristes s'est privée de Mandela.
- Le KKK se promet de casser la barack d'Obama.
- La busherie de la Maison Blanche annonce sa prochaine fermeture.
- Le teint de Carla n'a pas encore été moqué par Berlusconi.
- Quand il fait de l'humour, Zemmour ne tire pas à blanc.
- De la croix de fer connaît la chanson de Dachau.
- C'est à Tarnac que le tilleul de la liberté a été planté en 89.
- Le patron va sauter en parachute doré.
- "Je vais faire le maximum pour que les télévisions ne soient pas des facteurs d'anxiété" (Berlusconi).
- Gar(d)ez le Mont Blanc, voilà le Président !
- Figaro : effacez-ci, effacez-là cette bague que le peuple ne saurait voir.
- Post Scriptum : les urnes et les autres sont contestées.
- Sucolchique dans les prés.
- Pas de salut pour les porcs labellisés de mon village.
- Le Président Nicolas n'est pas un saint.
- Connaissez-vous le prix des bagues dans les beaux cartiers ?
- Encore deux degrés et plus de banquise.
- Alzheimer - hamburgers : même combat ?
- La République des Libres s'est laissée prendre dans la toile. Cliquer : ICI .
- Les SDF entonnent en choeur : "Tiens, vl'à du Boutin, vl'à du Boutin..."
- "Le ciel est noir de l'encre que l'on arrache aux pages" (Véronique Bergen).
- Franco n'est plus l'enfant chéri du Ferrol (Galice).
- Free as a bird.
Vidéo dédiée à la liberté de la presse en France, cette liberté à laquelle une certaine justice vient de lancer un spectaculaire : "casse-toi, pauvre conne" ! Soit l'arrestation d'un Vittorio de Filippis au nom d'origine étrangère et ex journaliste de Libération (circonstances aggravantes ?).

Chanson de John Lennon (1977). Vidéo de 1995.

mardi 25 novembre 2008

P. 51. Simone Veil à l'Académie française


Que d'ombres lors de la future réception officielle de Simone Veil à l'Académie française...
Ombres qui l'accompagnent depuis la Shoah.
Face à d'autres ombres, celles d'académiciens antisémites, curistes du régime de Vichy, condamnés pour "indignité nationale".

S'il n'y avait eu que Pétain et toute sa clique, la vie de Simone Veil, comme tant d'autres, ne pesait rien et aurait pu disparaître à Auschwitz. Une mort programmée qui marquait l'aboutissement de décennies d'antisémitisme forcéné. Puis la collaboration indigne avec l'occupant, lui-même obsédé par une volonté de "solution finale" vis-à-vis des juifs.

En 2008, la voici élue au siège n°13 de l'Académie française. Où notamment Pierre Loti et Paul Claudel la précédèrent. Oui, élue, femme, ministre ayant porté sous les insultes les plus basses le droit à l'interruption volontaire de grossesse en France, et juive. Ce qui lui fut cruellement rappelé lors du port obligatoire de l'étoile de David et des exclusions scolaires avant les convois vers Auschwitz...

Simone Veil :

- "Pour les anciens déportés, il n'y a pas de jour où nous ne pensions à la Shoah. Plus encore que les coups, les chiens qui nous harcelaient, l'épuisement, la faim, le froid et le sommeil, ce sont les humiliations destinées à nous priver de toute dignité humaine qui, aujourd'hui encore, demeurent le pire dans nos mémoires...
Je souhaite solennellement vous redire que la Shoah est "notre" mémoire et "votre" héritage."
Discours à l'Organisation des Nations unies, New York, 29 janvier 2007.


Quand elle sera reçue sous la Coupole, gageons qu'en frémiront encore des cadavres peu glorieux laissés dans les placards dorés de l'Académie.
Parmi ces fantômes blafards, se reconnaîtront entre autres :


Abel Bonnard (1883-1968). Photo : Académie française.
Elu en 1932.
D'abord Action française, ensuite membre du Parti populaire français de Doriot.
Président d'honneur (littérature) de Collaboration.
A partir d'avril 1942, ministre de l'Education nationale et de la Jeunesse.


- "Les juifs : pour eux, la politique, c’est la discorde à domicile. Benda dit qu’il voudrait une affaire Dreyfus éternisée : c’est là un témoignage sans prix du fait que les juifs ont besoin de la guerre civile. Ce sont les juifs qui introduisirent dans le corps de la France, dans la tour France, une âme étrangère, par le moyen de l’idéologie révolutionnaire, c’est-à-dire par la faute des Français.
.... Le mouvement antisémite n’aurait pas de sens s’il n’était l’expression unilatérale d’une renaissance.
... Les juifs demandent une société où il soit dit que les races n’existent pas. Cela est naturel, c’est la meilleure façon pour eux d’y glisser la leur. Ils réussissent comme race en disant qu’il n’y a pas de race.
... Les juifs sont autres. Ce fait est senti de tous. Il ne dépend pas de nous de changer leur vanité, leur orgueil, leur besoin de revanche, leur déséquilibre intime, nerveux, oriental.
1937 in Berlin, Hitler et moi. Inédits politiques, Ed. Avalon, 1987.


- "L'opinion n'est qu'une énorme femelle. Je reconnais et salue en vous l'élément mâle de la nation... Il y a les Juifs, prêts à détruire le monde, dans la rage et dans dépit de sentir qu'il leur échappe. Il y a les communistes, qui savent très bien ce qu'ils veulent. Il y a nous, qui le savons aussi."
Allocution aux chefs miliciens, 30 janvier 1943.


Pierre Gaxotte (1895-1982). Photo : Académie française.
Elu en 1953.
Historien de l'Action française, rédacteur en chef de Je suis partout.

- "Epurer nos trottoirs de la vermine cosmopolite qui y promène sa crasse."
"Tambour battant", Je suis partout, 29 septembre 1934.

- "Nos hôtes... les apaches, les sans patrie, les criminels, les spécialistes de la traite des blanches, les espions, les escrocs internationaux, les vendeurs de cocaïne, les profiteurs de la révolution, les pilleurs de magasins, tous ceux qui ont quelque part tué ou volé."
"La France envahie", Je suis partout, 13 octobre 1934.

Abel Hermant (1862-1950).
Elu en 1927.
Membre du Comité de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme.
Signature dans la revue Deutschland-Frankreich et dans Combat, organe de la Milice.
Condamné à la dégradation nationale.
Reçu des subsides de l'Académie jusqu'à son décès malgré son exclusion pour "attitude contraire au devoir national".


Henri Massis, pseudonyme : Agathon (1886-1970). Photo : Académie française.
Elu en 1960.
Maurrassien de l'Action française.
Auteur de discours de Pétain (5 mars 1942...), rédacteur en chef puis directeur de la Revue Universelle, chargé de mission au secrétariat général de la Jeunesse, admirateur des autres dictateurs contemporains : Franco, Mussolini, Salazar (Plon, 1939).


Thierry Maulnier, pseudonyme de Jacques Talagrand (1909-1988). Photo : Académie française.
Elu en 1964.
Signature de l'Action française et de Je suis partout.

- "Il nous paraît opportun de dire avec tranquillité que nous nous sentons plus proche et plus aisément compris, d'un national-socialiste allemand que d'un pacifiste français."
Préface au Troisième Reich, Moeller Van Den Bruck, Paris, Redier, 1933, p. 16.

- "Il suffit de lire un discours du sauveteur du Portugal {Salazar} pour être sûr qu'aucune oeuvre n'a été plus délibérée, plus équilibrée, plus consciente, plus présente en même temps dans le moindre de ses détails et dans sa ligne la plus générale à l'homme qui s'accomplit."
"Les paroles de Salazar", La Revue universelle, mai 1937, p. 497.

Charles Maurras (1868-1952). Photo : Académie française.
Elu en 1938
Après sa condamnation à la "dégradation nationale", l'Académie a laissé son siège vacant jusqu'à sa mort.

- "La France contemporaine se décompose en trois fragments :
1°) Ce parti de l’Etranger qui sait ce qu’il veut et qui le veut bien ;
2°) Une masse amorphe, apathique, affairée, qui restera indifférente jusqu’à la catastrophe, étant presque sans opinion, étant presque sans inquiétude ;
3°) Un grand nombre d’honnêtes gens, de vieux Français, souvent aisés, quelquefois riches, véritable élite morale et mentale du pays, mais désorganisée, divisée, indécise. Minorité par rapport à la grande masse, elle forme une majorité écrasante par rapport au petit ramas de Métèques, de Juivaillons et de Huguenots dont elle est pourtant la sujette, faute de savoir au juste ce qu’elle veut, ou faute de vouloir ce qu’elle sait fort bien."
"Lettres à Edouard Drumont" (4e), La Libre Parole, 26 décembre 1902.

- "La nature des choses a fait de l'inégalité la condition même de la vie, de l'ordre, du progrès."
Démocratie. Aristrocratie. Histoire, 1905.

- "Mais vous êtes le Juif. Vous êtes l'Etranger. Vous êtes le produit du régime et de ses mystères. Vous venez des bas-fonds de police, des loges et, votre nom semble l'indiquer, des ghettos rhénans. [...] Vous êtes ainsi devenu, monsieur Abraham Schrameck, l'image exacte et pure du Tyran sur lequel les peuples opprimés ont exercé de tout temps leur droit... Nous vous tuerons comme un chien."
Lettre au Ministre de l'Intérieur Schramek, 1925 in Stéphane Giocante, Charles Maurras, Le chaos et l'ordre, Paris, Flammarion, 2006.

- "Comme la guillotine n'est pas mise à la disposition des bons citoyens, ni des citoyens logiques, il reste à dire à ces derniers : Vous avez quelque part un pistolet automatique, un revolver ou même un couteau de cuisine ? Cette arme, quelle qu'elle soit, devra servir contre les assassins de la paix dont vous avez la liste {les signataires du manifeste contre l'agression mussolinienne en Ethiopie}."
L'Action française, 13 octobre 1935.


Philippe Pétain (1856-1951). Photo : Académie française.
Elu en 1929.
Frappé d'"indignité nationale". Son siège à l'Académie n'a pas été pourvu jusqu'à son décès.

- "C'est dans l'honneur et pour maintenir l'unité française - une unité de dix siècles - dans le cadre d'une activité constructive du nouvel ordre européen, que j'entre aujourd'hui dans la voie de la collaboration."
Discours, 30 octobre 1940, suite de la rencontre Hitler-Pétain à Montoire.


samedi 22 novembre 2008

P. 50. Mort de Georges-Henri Lallement

L'on se couvre de rouille, l'acier tombe en poussière et le marbre s'effrite. Tout est prêt pour la mort, ce qui résiste le mieux sur la terre, c'est la tristesse.
Anna Akhmatova


Fausse carte d'identité (1943) de Georges-Henri Lallement.
Document extrait de La Résistance sur le plateau de Rocroy et ses versants, Marie-France Barbe, Ed. Au Pays des Rièzes et des Sarts, 3e Ed., s. d., 200 p. Voir Bibliothèque de ce blog.

Aux Archives départementales des Ardennes, ce 21 novembre, Marie-France Barbe présentait une conférence sur des figures ardennaises de la résistance. Un travail rigoureux et sensible d'historienne. Pas d'hagiographe. Le recueil parfois in extremis de témoignages précieux car les dernières voix en viennent à s'éteindre, vaincues par l'âge. Des histoires modestes, souvent restées inconnues, ayant néanmoins construit l'histoire authentique de la résistance dans les Ardennes.

En ouverture à cette conférence illustrée et comportant des lectures de Mme Laverdine, Marie-France Barbe annonça avec émotion la mort de Georges-Henri Lallement. Capitaine FFI. Officier de la Légion d'Honneur.

A titre personnel, je ne puis évoquer sa figure qu'à travers les recherches entamées en 2002 pour tenter de sauver de l'oubli total le Judenlager des Mazures (seul "camp pour juifs" de Champagne-Ardenne). La priorité de ce travail de reconstruction, fut de retrouver les identités de chacun des déportés de cette antichambre avant Auschwitz. Puis de retracer le destin individuel de ces 288 juifs arrachés à Anvers (Belgique) pour les Ardennes de France, avant "la solution finale". (1)
C'est dans ce contexte que Georges-Henri Lallement se confia entre janvier 2003 et l'été 2005.
Car ce vrai résistant avait été l'adjoint d'Emile Fontaine dont le réseau sauva au moins dix évadés du Judenlager.

Les documents d'archives et les témoignages recoupés à propos d'Emile Fontaine, de sa compagne Annette Pierron et de la mère de celle-ci, Camille Pierron, ont convaincu l'Institut Yad Vashem de Jérusalem de leur attribuer le titre de Justes parmi les Nations.
Dans le dossier de reconnaissance figurait une synthèse des souvenirs de Georges-Henri Lallement (entretiens oraux, mises par écrit attestées, courrier) :

- "Je soussigné Georges-Henri Lallement,
né le 7 mai 1913
à 08370 La Ferté sur Chiers

veux porter témoignage du courage et des actions entreprises sous sa responsabilité par Emile Fontaine en faveur de Juifs du Camp des Mazures.

Emile Fontaine est entré dans la Résistance dès 1941. Il avait pris le pseudonyme de "Tanguy", du nom d’un ministre socialiste d'avant guerre (2)…
Fin décembre 1942, il a été appelé à succéder à Adrien Fournaise qui, jusque-là, dirigeait la Résistance pour les secteurs de Rumigny, Signy-l’Abbaye, Aubenton et Rozoy. En effet, Adrien avait été dénoncé, arrêté, puis sera déporté sans retour…
Je suis alors devenu l'adjoint d'Emile. Mon pseudo était "Georges".


J'atteste qu'Emile Fontaine fut particulièrement actif comme chef de secteur de la Résistance. Il prit notamment la responsabilité de faire récupérer, héberger, nourrir et évacuer des aviateurs alliés abattus lors de raids menés depuis l'Angleterre. Cette expérience va servir aussi pour les Juifs des Mazures.

Un jour qui se situe dans la seconde moitié de 1943, Emile Fontaine qui travaille pour la Coopérative agricole d'Aubenton, se rend en camion dans une colonie agricole de la WOL (3), à Château-Porcien très exactement. Là, il embobine le chef de culture allemand, plus précisément il l'enivre et profite de cette situation pour charger le camion de produits agricoles. Ceux-ci étaient destinés aux maquis locaux qui comprenaient des réfractaires au STO (4) et des aviateurs alliés abattus à renvoyer vers l’Angleterre…
Sur la route du retour de Château-Porcien, Emile Fontaine tombe malheureusement sur un contrôle de gendarmerie. Il ne peut évidemment pas justifier la finalité du chargement. Se laissant dès lors accuser et poursuivre pour marché noir, il est emprisonné à Rethel puis interné aux Mazures…C’est là qu’il découvre de l'intérieur l'existence du Camp pour Juifs. Malgré l'interdiction de communiquer avec eux, il laisse ses coordonnées aux Juifs et leur promet de les aider en cas d’évasion.


Alors qu'il était lui-même interné dans ce Camp, Emile Fontaine arriva à amadouer le chef OT (5) ce qui lui facilita les contacts avec les internés Juifs auxquels il proposa d'ailleurs de fournir du matériel d'évasion telles que des pinces et cisailles pour franchir les fils barbelés de clôture. Une vingtaine de ces internés raciaux marquèrent leur intérêt...

En 1943, Emile Fontaine arrive à Rumigny où je suis officiellement receveur à l'enregistrement (mais aussi l'adjoint d'Emile dans la Résistance).
Il me dit : "En voilà un qui s'est évadé du Camp. Il faut s'en occuper."
Je lui trouve une ferme, celle du Tambour, en bordure de la forêt de Rumigny...
Quelques mois après, mon chef et ami emmène un deuxième Juif. Il est caché chez une dame, ex-commerçante de la localité. Tous deux ont connu la Libération sains et saufs (6)."

La ferme du Tambourin à Rumigny. Photo de Yaël Reicher, présidente de l'Association pour la Mémoire du Judenlager des Mazures (7), fille d'évadé de ce camp.

- "Nous avions alors pris conscience des crimes particuliers commis par les Allemands sur les Juifs. Ceux des Mazures qui se sont évadés près de Rethel avaient retenu le nom et les coordonnées d'Emile Fontaine. Certains d'entre eux (les noms n'étaient forcément pas connus à ces moments dangereux) furent donc pris en charge par notre réseau.
Après la guerre, 12 de ces Juifs qui eurent la vie sauve, ont voulu saluer la mémoire d'Emile Fontaine. Ils firent fabriquer une plaque de bronze inaugurée dans la Mairie même d'Aubenton. Le texte de cette plaque parle sans contestation possible d'Emile Fontaine puisqu'il a été écrit par les rescapés Juifs eux-mêmes (8).

Malheureusement, Emile Fontaine fut abattu par la Gestapo le 30 mars 1944. Lui et moi, nous nous étions fait la promesse réciproque de ne jamais tomber vivants dans leurs mains. A partir de ce jour-là, nous avions toujours une balle dans le canon de notre revolver...Et finalement, Emile est tombé l'arme à la main, en vrai Résistant.
Soixante ans après, sa reconnaissance comme Juste viendrait raviver la mémoire de ce Résistant qui avait un courage formidable !"


De ce témoignage signé de la main de Georges-Henri Lallement, se dessine en creux son propre portrait : courageux et déterminé, refusant les fausses fatalités, républicain dans l'âme, allergique à tout racisme, nullement immodeste...
Il a pris les mêmes risques qu'Emile Fontaine. Hélas, il ne fut pas possible de proposer à Yad Vashem de lui remettre également la Médaille et le Diplôme de Juste parmi les Nations. En 2002, des dix évadés sauvés par le réseau, un seul était encore en vie : Nathan Szuster. Il décéda en octobre 2004. Sans avoir gardé en mémoire le nom de Georges-Henri Lallement. D'abord parce que celui-ci était très secret quant à son identité réelle, ensuite du fait que Nathan Szuster, lui, fut dissimulé à Buirefontaine (Aubenton), dans la ferme de Camille Pierron, et non à Rumigny.
Or, pour la reconnaissance dépendant de Yad Vashem, il est attendu le témoignage d'au moins un juif encore en vie et pouvant attester de son sauvetage par celle ou celui dont le dossier est proposé à l'Institut.

La maladie rendit longuement cruelle la fin de vie de Georges-Henri Lallement. Le voici en paix. Une paix qu'il partage aussi avec ces juifs anversois promis à Auschwitz et que son réseau a protégés de la Shoah.

Notes :

(1) Mémorial des déportés du Judenlager des Mazures. TSAFON. Revue d'études juives du Nord, n°3 hors-série, Villeneuve d'Ascq, Octobre 2007, 155 p.
(2) Plus exactement : Francis-Tanguy Prigent, l'un des plus jeunes députés élus en 1936 dans l'élan du Front Populaire. Il fut des 80 parlementaires refusant de voter les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940. Créateur en 1943 de la "Confédération générale de l'agriculture", syndicat forcément clandestin.
(3) Wirtschaftoberleitung, Direction générale de l'agriculture. Dans les Ardennes, cette WOL organisa une mise en colonisation de non moins de 110.000 hectares dont furent privés des agriculteurs de 380 communes.
(4) Service de Travail Obligatoire imposé par Vichy le 16 février 1943. Plus de 200.000 réfractaires refusèrent de participer directement à l'effort de guerre allemand.
(5) La direction du Judenlager était SS : le Frontführer SS Siegfried, Obersturmbanführer (lieutenant-colonel). Mais l'organisation et la mise en application du travail forcé relevaient d'un Lagerführer de l'Organisation Todt.
(6) Jacques (Siegfried) Springer et ? (David Stockfeder).
(7) Loi 1901. Journal Officiel du 20 décembre 2003. Siège social dans les Ardennes. Malgré ses demandes écrites, jamais l'Association n'a été invitée par la Préfecture à la cérémonie annuelle d'hommage aux déportés (pour le Judenlager des Mazures, ils furent 288 !).
Aucune aide officielle ne lui fut accordée par le département ou la région pour ériger une pierre de la mémoire sur le site même du camp...
(8) Noms en relief sur la plaque d'hommage : SPRINGER S. J., SZUSTER N., REICHER H., ARON L., LEMER S., KOGEL S. , STOCKFEDER D., LIEBERMAN V. B., LIPSCHITZ S., KOGEL CH., GRUN H., KASSERES A.

vendredi 21 novembre 2008

P. 49. Toponymie ardennaise : antiquités et brocantes

(Photo : JEA)

A

l'Aiguillon, l'Arbalète,

B

le Bout du Banc, le Fau Bâton, au Berceau, le Trou Bidet, le Bon Bonnet, le Boulier, la Bourse,
la Bouteille, Moque Bouteille,
au Pré Bouton,
Fond de la Besace, Fond de la Brouette,

C

le Calice, la Carriole, maison forestière des Cerceaux,
le Chapeau aux Cornes, le Chapeau de Vailly,
pré des Charettes, la Chaussette, la Chopine,
Moulin de Cierges, Trou de Cierges, la Cire,
sur la Civière, le Chaudron, le Cheval de Bois,
le Clairon, Fontaine Clairon,
les Coquilles,
la Culotte, Culotte de Paume,
la Cuve,

E

bois de l'Echelle,
l'Ecu Cent Francs, les Ecus de Mont-Moie,
l'Entonnoir, route forestière de l'Enveloppe, les Eviers,

(Photo : JEA)

F

les Longs Fagots, la Ficelle,
la Fourchette, Bois des Fourchettes,
le Royal de la Fusée,

G

le Globe, les Trois Goulots,

H

la Hache, Pré Hachette,
Hallebarde,

J

les Petits Journaux,

L

le Trou de Lampe,

M

Pré Manteau, les Marionnettes, Fosse Marteau, le Menuet, le Bois Miroir, la Laie des Mortiers,

N

la Nasse,

P

ma Page,
Terre du Pavé, le Vieux Pavé,
le Pétard, les Pistolets, Pré des Planches,
le Plumard, Ravin de la Plume,
le Pot de Terre,


R

le Robinet,

S

le Petit Sabot, les Sabots Brûlés,
la Serpette, Champ la Soie, la Fontaine Sonnette,


T

la Tabatière, Tabouret,
Tambour, les Sept Tambours, ruisseau du Tambourin,
le Tonneau, les Tonnelets,
le Tranchoir, la Tuile,

V

le Violon.

mardi 18 novembre 2008

P. 48. Tardi - Verney : "Putain de Guerre !"

Présentation Ed. Casterman :

- "En cette année de commémoration du 90e anniversaire de la fin de la Grande Guerre, et alors que le dernier poilu vient de disparaître, Tardi renoue avec la mémoire de 14-18 à travers son nouveau projet : une évocation en bande dessinée du premier conflit mondial, et de la place qu’y ont occupée, au quotidien, les hommes qui s’y sont affrontés et entretués.
Un récit de fiction, mais où le souci de véracité et la rigueur de la reconstitution historique occupent une place primordiale.

Ce nouveau projet, dans la forme, reprend le découpage en 3 strips par page déjà utilisé dans l’album. C’était la guerre des tranchées. Le récit débute en couleurs, mais, au fil de sa progression chronologique, et à mesure que la guerre s’enkyste, s’étend et s’approfondit, adopte les tonalités de plus en plus monochromes de la boue et de la grisaille.

Avant d’être proposé en librairie en album, fin octobre, ce nouveau grand récit de Tardi fait l’objet d’une publication sous la forme d’un journal grand format, à raison de trois numéros de vingt pages chacun.
Chaque numéro du journal, centré par ordre chronologique sur l’une des années de la période 1914-1916, comporte d’une part quinze pages de bande dessinée et d’autre part cinq pages de textes et d’articles, consacrés à l’actualité non-militaire de la période.

L’ensemble de ces textes, illustrés par Tardi, est signé de l’historien Jean-Pierre Verney, qui assure depuis des années, aux côtés du dessinateur, le travail de documentation."

Tardi (Le Soir, 24 octobre 2008) :

- "J'essaie juste de faire comprendre les choses. Le souvenir de la Première Guerre mondiale, c'est très flou pour les ados de 2008. Pourtant, le XXe siècle ne s'en est pas remis. Aujourd'hui encore, on vit sur des bases historiques héritées de cette époque.

L'idéal, c'est que ces livres incitent les lecteurs à aller plus loin, à se faire leur propre opinion sur ces événements.

J'ai travaillé avec l'historien Jean-Pierre Verney pour que le fond soit solide. Mais je crois que mes images restent très éloignées de la véritable horreur du conflit. Le texte et l'image ne peuvent pas rendre l'odeur des cadavres. En 14-18, on a véritablement industrialisé la mort. On ne peut pas trouver du plaisir à dessiner ça. Mais c'est nécessaire de le faire. On ne peut pas accepter l'accoutumance à l'horreur quotidienne. La Guerre de 14 a montré jusqu'où peut aller la boucherie. J'ai lu ce témoignage inimaginable d'un soldat qui glissait dans les viscères d'un mec monté à l'assaut juste devant lui !"


Dominique Bry (Mediapart, 11 novembre 2008) :

- "Putain de guerre !, par Tardi, c’est 14-18 vu par le prisme du monologue d’un soldat sans nom, sans courage, sans envie belliqueuse. C’est une suite de pensées, celle d’un homme singulier – au sens de seul, aussi – mélancolique et désabusé, à la première personne.
« Je ferais un très bon mort, évaporé dans la confusion. Une sorte de putréfaction anonyme, un disparu. Qui s’inquiéterait d’un ouvrier tourneur aux établissements Biscorne de la rue des Panoyaux - Paris XXème Arrt ? Après tout, un pauvre ça crève dans l’indifférence totale. »

C’est une guerre déjà lasse vécue par ce soldat obscur en garance et horizon qui traverse le champ de bataille et ses stigmates, solitaire et individualiste au milieu des ferveurs nationales, se voyant « cadavre, embarqué […] dans le flot des imbéciles, avec des milliers, des millions d’autres cadavres ».

La crudité du texte de Tardi, par le biais de son personnage raconteur, voix-off de la folie meurtrière ambiante, fait la force de cet album. L’humour est omniprésent, entre le cynisme du commentateur et l’absurde insouciance de la France d’alors. Dans la bouche du soldat de Tardi il n’y a aucune tendresse, aucun patriotisme, peut-être de la lucidité, de la trouille et une grande, une immense désillusion."

Yves-Marie Labé (Le Monde, 14 novembre 2008) :

- "Dans Putain de guerre ! le monologue d'un ouvrier tourneur parisien sert de fil d'Ariane à la description des trois premières années de la guerre, quand, transformés en "clochards en armes", les poilus vivent les pieds dans la boue et la trouille au ventre.

Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney racontent les mutilations et maladies que s'infligent des soldats du front (l'huile de sardine bouillante qui garantissait une jaunisse carabinée), leur peur de se savoir coincés entre la "balle teutonne et le poteau (d'exécution)" pour désertion ou révolte, les épouvantables sacrifices des forts de Vaux et Douaumont, le froid, l'ypérite qui aveugle et étouffe, le rata pourri et l'alcool frelaté, les "Alboches" en face, aussi pauvres bougres qu'eux.

Comme dans C'était la guerre, chaque page se compose de trois cases d'un réalisme graphique parfait - couleurs comprises - et d'une richesse de détails épatante. Jean-Pierre Verney, spécialiste de la Grande Guerre, signe en outre un cahier explicatif de la progression du conflit, étayé par des photos d'époque et un glossaire des tranchées."

samedi 15 novembre 2008

P. 47. Lendemains de 11 novembre à Vrigne-Meuse

Depuis le 11 novembre,
une rue de Vrigne-Meuse (Ardennes)
porte le nom d'Augustin Trébuchon,
dernier poilu mort au front en 1918...

Augustin Trébuchon, photo : Lozère socialiste. DR.

Medias (Arrêt sur images, France Info, FR3 Lorraine, L'Est Républicain, Le JDD, Libération, L'Union etc) et blogs ont été nombreux à souligner l'incohérence de l'Armée. Elle qui depuis 90 ans, déclare sans sourciller que ce fantassin du 415e RI fut à la fois le dernier mort de 1918 mais en date du 10 novembre à 10h. Soit 25 heures avant la fin de la guerre.
Pages 42 (ICI) et 43 (ICI) de ce blog, il a été tenté de préciser les motivations d'une Armée ayant décidé dès le 11 novembre 1918 de lancer aux oubliettes les dernières pertes humaines en Ardennes. Comme honteuse d'une offensive lancée les 9, 10 et 11 novembre sur la rive droite de la Meuse, à Vrigne. Un "combat de trop" (formule de Libération) dont les "morts pour la France" furent aussitôt antidatés par l'Armée.

Le 11 novembre est dépassé. Une certaine sérénité est revenue sur le cimetière de Vrigne-Meuse. A proximité immédiate, cette commune compte une nouvelle rue. Elle porte le nom d'Augustin Trébuchon.

La rue Augustin Trébuchon à Vrigne-Meuse (Photo : JEA).

Strictement limitée au prénom et au nom de famille, cette plaque ne va certes pas participer au moindre "travail de mémoire".
Il est par contre incontestable qu'elle évite ainsi de mettre en cause la falsification militaire sans pour autant la reproduire. Augustin Trébuchon ... sans plus. Ni mort le 10, ni mort le 11 novembre 1918. Aux passants, aux enfants de demain de deviner...

Les brouillards de novembre paressent en vallée mosane. Comme pour protéger les cicatrices d'un passé malmené. Pour les cérémonies du 11, la stèle de l'Epine, extrémité de l'avancée française, n'a pas été repeinte. Afin qu'elle s'intègre mieux au paysage en demi-teintes ? Là-haut, les arbres sont rares. Les regards suivent les sages méandres de la Meuse entre des collines basses, comme un peu lasses...

L'Epine à Vrigne-Meuse. Photo : JEA.

C'est là que les fantassins du 415e sont tombés par dizaines entre la nuit du 9 au 10 et le 11 novembre, à 11 heures. Le dos au fleuve brouillé par les brouillards, les corps recherchant les rares abris d'une terre grasse mais partiellement gelée, le visage tourné vers le sommet de l'Epine, à atteindre "coûte que coûte".

Puis à 11h, description du commandant Menditte (415e RI) dans ses Carnets :

- "Un de mes clairons sonne "Cessez le feu", "Levez-vous" puis "Au Drapeau". Les autres clairons répètent. La Marseillaise monte dans le lointain. Des cris de joie et les cris plus éloignés des Boches qui sortent de leurs trous et veulent fraterniser. Quelle joie et quelle émotion ! Ici tout est en remue-ménage."


Meuse à Vrigne (Photo JEA).

Aujourd'hui, sur le sommet de l'Epine et dans la vallée engourdie, le silence. Bien plus qu'une minute de silence.
Puisse Augustin Trébuchon reposer vraiment en paix. En attendant que l'Armée lui restitue le jour de sa mort.


jeudi 13 novembre 2008

P. 46. Depardon : "La vie moderne"

Profils paysans (3)

Synopsis :

- "Raymond Depardon a suivi pendant dix ans des paysans de moyenne montagne. Il nous fait entrer dans leurs fermes avec un naturel extraordinaire. Ce film bouleversant parle, avec une grande sérénité, de nos racines et du devenir des gens de la terre."


Jacques Mandelbaum :

- "A l'âge de 16 ans, durant les années 1960, Raymond Depardon quitte la ferme familiale pour parcourir le monde comme photoreporter. A la fin des années 1970, il troque régulièrement l'appareil photo pour une caméra, ramenant des films exceptionnels d'un asile italien, d'un hôpital ou tribunal français, d'un village africain.
Ce fils de paysans cultive si bien son jardin personnel, que celui de ses parents commence à lui manquer. C'est à la fin des années 1990 que lui vient une idée, un peu folle en termes de production, mais passionnante sur le plan du cinéma : filmer durant dix ans ces paysans de moyenne montagne dont tout porte à croire qu'ils vont disparaître sous l'effet des mutations économiques.
De ce projet naissent successivement Profils paysans : l'approche (2001), Profils paysans : le quotidien (2005), et aujourd'hui Profils paysans : la vie moderne, qui clôt, du moins provisoirement, ce qui se constitue à ce stade en trilogie.
En parallèle, Raymond Depardon publie La Terre des paysans (éd. Seuil, 150 pages, 39 €), qui regroupe des photos qu'il a prises pendant cinquante ans sur ce monde qui lui tient à coeur, de sa ferme familiale jusqu'à la transcription des trois films.

Ce troisième volet documentaire remet sur le métier ce qui était en jeu dans les précédents. Soit une question, une méthode, une manière. La question est celle de la survie de ces exploitations, avec le vieillissement des propriétaires et le problème douloureux de leur succession. La méthode est celle d'une approche fondée sur la confiance et le respect, la recherche d'une juste distance, qui ne prétend pas à la fausse proximité, et ne tombe pas dans l'écueil de l'observation surplombante. La manière relève d'une infinie délicatesse, d'une impression de naturel et de simplicité, dont on sait bien qu'elles tiennent par le cinéma de Depardon."
(Le Monde, 29 octobre 2008)


(Illustration : site de distribution du film, DR. Cliquer : ICI)

Jean-Baptiste Morain :

- "Qu’est-ce qui distingue ce nouveau film de Raymond Depardon – le troisième et dernier de la trilogie Profils paysans – de ses deux précédents, L’Approche (2000) et Le Quotidien (2004) ? Sur le papier, rien. Au fil des saisons, Depardon filme dans leur vie quotidienne, au travail, des agriculteurs, vieux ou jeunes, hommes et femmes, installés un peu partout en France. Il les interroge beaucoup, debout dans la campagne, assis sur leur tracteur ou dans leur intérieur, sur ce qu’ils deviennent, eux, leur santé, la ferme, la famille, le moral.

Cette fois-ci, le film est surtout centré sur la famille Privat, installée au Villaret, en Lozère. Intervieweur redoutable, Depardon les accouche sans forceps, révèle leur intelligence et leurs pensées sans les brusquer. Ils finissent par livrer ce que leurs visages disaient déjà quand ils écoutaient la question. Ils sont émouvants car ils nous ressemblent, parce qu’ils vibrent aux autres hommes, parce qu’ils sont en colère contre la terre entière quand une bête va mourir, même si elle était une coriace. Sur ce seul point, La Vie moderne est déjà un film admirable.

Alors, qu’est-ce qui bouge autant dans les plans, malgré leur cadre rigide, qui fait que ce troisième volet est tout simplement exceptionnel ? Une caméra, des micros, peut-être. Depardon et sa compagne et collaboratrice (au son et à la production) Claudine Nougaret ont utilisé de nouvelles techniques : une caméra 35 mm en cinémascope et pourtant ultralégère (fabriquée par la société Aaton, avec laquelle Godard, en quête d’une caméra qui tenait dans une boîte à gants, a beaucoup travaillé dans les années 80), un nombre de micros supérieur à la normale pour donner encore plus d’envergure à l’image.
Et le film est en effet somptueux sans aucun tape-à-l’œil, tranchant avec ce qui se fait aujourd’hui dans le cinéma documentaire où le numérique, donc aussi la misère matérielle, est souvent (pas toujours) devenue une norme."
(Les Inrocks, 29 oct)

(Raymond Depardon. Photo Sébastien Calvet. DR)

Raymond Depardon :

- "Nous avions une méthode très précise : nous essayions le plus possible d’être "adoptés", c’est-à-dire que nous ne forcions personne. Mais, à un moment donné, il faut que nous tournions. Si l’on reste huit jours à regarder et que tout d’un coup je sors la caméra, les gens sont un peu gênés. Et nous aussi. On peut croire que plus nous resterons avec les gens, sans les filmer, mieux nous les connaîtrons et plus le tournage sera facile. Ce n’est pas vrai. Il ne faut pas jouer la fausse relation avec eux. Nous les respectons trop. Et pour les respecter, il faut un peu de silence et un peu de distance. Parce qu’ils vivent dans une grande solitude et qu’il ne faut pas les déranger. Mais, paradoxalement, ils sont à la fois très méfiants et très ouverts. Comment les filmer sans les déranger ? Je crois que c’est grâce à l’énergie que nous dégageons tous les deux. Au bout d’un moment, ce sont eux qui nous demandaient de revenir.

En filmant ces paysans sur dix ans, on pourrait imaginer au bout d’un moment qu’ils seront moins spontanés, plus cabotins devant la caméra. Or, pas du tout ! Ces gens-là restent comme ils sont, ils peuvent être tour à tour silencieux ou bavards, tristes ou joyeux, peu importe, mais ils n’ont jamais été pris au dépourvu et ils ne cherchaient pas à plaire et ça c’est formidable. Ils ont surtout dit ce qu’ils avaient à dire, donc il y a un rapport entre celui qui filme et celui qui est filmé que j’ai rarement obtenu dans mes autres documentaires."
(France Inter, 29 oct)


Frédéric Pagès :

- "Tu parles d'une modernité ! Dans cette moyenne montagne des Cévennes, l'agriculture crève doucement mais sûrement. Raymond Depardon y revient, pour ce dernier volet de "profils paysans", avec le même art de filmer ces gens qu'il aime. Beaucoup de silences. Mais le message est clair et sonne comme un chant funèbre. Les vieux ont du mal à passer la main, certains refusent de donner la terre aux jeunes qui voudraient s'installer. Qui n'est pas né au village ne sera jamais intégré... Un jeune couple doit renoncer à son élevage de chèvers. Le vent souffle sur les hautes herbes. Epuisé, le vieux berger se couche et se tait.
Un film dense, une superbe leçon de cinéma et d'humanité."
(Le Canard enchaîné, 5 novembre 2008).


Bande annonce.

lundi 10 novembre 2008

P. 45. Automne en Ardennes

Aurore frileux mais point grincheux (RV, photo JEA).

Faute d'été, l'hiver semble impatient.
Entre les deux, l'automne ne s'en laisse pas conter...

Dans ce pays, le soleil est le plus souvent aux abonnés absents. Et c'est très bien ainsi. Ni lui, ni nous, ne nous lassons les uns de l'autre.


Merci à lui car, ici, il ne lui vient jamais la fantaisie de briller à minuit. Il respecte ainsi les chouettes et autres effrayes qui, dans l'obsurité propice, tissent encore la soie comme aux temps vraiment révolus.

Le soleil est donc plutôt rare en apparence. Libertaire. Il se méfie avec raison de ceux qui le reconduiraient aux frontières avec l'étiquette d'immigré évident car basané (en Italie, il a subi un Berlusconi le "plaisantant" sur sa peau "bronzée", un bouffi reprenant ainsi le vocabulaire des fachos mussoliniens).

Mais quand il est parvenu à s'arracher aux rives chaudes, aux régions où il fait même pousser des roses dans les sables, le soleil un peu épuisé, aime à venir se reposer sur le ventre voluptueux de nos collines et dans le lit fragile de nos cours d'eau.

Aurore éblouissant mais point aveuglé (RV, photo JEA).

Ici, les silences ne sont pas des abstractions. Ni les espaces des fictions. Et les oiseaux sont tout sauf empaillés.


Profitant de ses vacances en Ardennes, le soleil se désintoxique provisoirement du pastis pour entamer une ronde aventureuse des bières ou respirer la distillation du cidre sur un marché paysan.

Puis, lui qui n'est pas barbare, se plonge avec volupté dans les bibliothèques de nos forêts. Il feuillette. Apprécie les vieux parfums d'encres et de papiers bavards. Bouquine. En oublie le temps. Prend même des notes qu'il relira plus tard, quand il baillera d'ennui sur des plages lointaines mais désespérément banales.
L'autre crépuscule, l'une de ces notes est tombée de son sac-à-dos. La voici, telle qu'elle fut griffonnée :


- "Quand on n'aura plus rien à faire de soi-même, parce qu'on ne le peut plus, il convient alors d'en finir, quand l'humanité marchera depuis longtemps à l'échelle des étoiles, ceux qui vivront alors seront loin d'imaginer la crèche barbare où, pour une tasse de cacao, nous avons livré nos pitoyables combats, seuls ou avec d'autres, mais même à ce moment là on ne pourra toujours pas corriger le destin de celui qui n'a sa place dans la vie de personne."
Magda Szabo, La Porte, Viviane Hamy, 2003.

Lorsqu'il nous quitte sans se retourner, le soleil, en cadeau sompteux d'automne, s'est décarcassé pour dorer sur tranches les livres de tous nos arbres, eux qui en rougissent de plaisir (et non de suffisance, ce n'est vraiment pas le genre du pays).



Verlaine par la voix de Ferré : La chanson d'automne.

jeudi 6 novembre 2008

P. 44. Brèves (10) Delacroix dont on fait les antisémites !

(Michel Delacroix, ex président du FN belge depuis le 6 novembre 2008. Caricature : JEA).

Sur une vidéo, égal à lui-même, le président du FN belge
pousse la chansonnette sur une fillette juive
mise dans un four crématoire de Dachau.

Qu'ils dérapent consciemment ou pas, ces gens-là ne peuvent s'en empêcher. Leur antisémitisme finit toujours par déborder. C'est un de leurs fonds de commerce. Une obsession.
Sous le soleil exactement, relax, demandant à pouvoir se concentrer (quel jeu de mots !) avant de jouer au maître chanteur, Michel Delacroix n'est même pas surpris par l'oeil d'une caméra cachée. Non, on est en famille, en vacances, entre "kamarades".


Le Soir, jeudi 6 novembre 2008, 18h57 :

- "Sur cette vidéo, on voit M. Delacroix entonner un pamphlet macabre sur l’air de "L’eau vive" de Guy Béart, en compagnie d’un conseiller Vlaams Belang (parti raciste flamand) du CPAS (Aide sociale) de Machelen :

"Ma petite Juive est à Dachau,
Elle est dans la chaux vive.
Elle a quitté son ghetto,
Pour être brûlée vive"…

L’assemblée plénière du Sénat a évoqué les faits en ouvrant sa séance jeudi après-midi, condamnant unanimement la sortie de Michel Delacroix, qui a entre-temps annoncé sa démission de la présidence du parti mais pas en sa qualité de sénateur. Présent au parlement, M. Delacroix n’a pas participé aux travaux parlementaires jeudi.

Le ministre de la Justice Jo Vandeurzen a indiqué au sénateur Josy Dubié (Ecolo) qu’une enquête judiciaire avait été ouverte. Le Centre pour l’Egalité des chances a lui-même été saisi et a déposé plainte au Parquet pour infraction aux lois contre le négationnisme et contre le racisme.

Le président de l’assemblée, Armand De Decker, qui "condamne totalement les propos inqualifiables" du sénateur d’extrême droite, a appelé à une réaction dans le cadre de la Constitution, des lois, et du règlement du Sénat. Concernant le financement du FN, M. De Decker a rappelé que la législation ne permettait qu’une suspension d’au maximum 4/12es de la dotation. Selon les premiers éléments, il apparaît en outre qu’en vertu de la Constitution, il ne semble pas possible de contraindre le sénateur à quitter l’hémicycle.

Il faut que "toutes les mesures réglementaires possibles" soient prises "de manière très rapide" à l’égard du sénateur et que la Commission des dépenses électorales soit convoquée, a indiqué le chef de groupe PS, Philippe Mahoux, qualifiant les propos tenus de "totalement abjects".

Fours crématoires de Dachau. Ceux qui réjouissent si vulgairement le sieur Delacroix. (DR)

RTBF (Radio-Télévision belge francophone) :

- "Ce n’est pas la première fois que Michel Delacroix fait connaître ses sympathies pour le nazisme. Sur une photo, on le voit notamment poser fièrement aux côtés de Léon Degrelle. En 2005, il ne reniait d’ailleurs pas son admiration pour ce collaborateur nazi. Mais cette affaire a provoqué un petit règlement de compte en interne : par voie écrite, Patrick Sessler, au nom du Front National, s’est dit "outré" par cette vidéo. Patrick Sessler, celui-là même qui posait lui aussi sur cette photo avec le même Léon Degrelle."


AFP :

- "Je ne me souviens pas de l’avoir chantée, même si j’en connais les paroles depuis des années", a déclaré Michel Delacroix.
"Je ne suis pas sûr de la véracité" de la vidéo, a-t-il ajouté."

On le sait que c'est toujours à recommencer. Hitler ne cesse de générer des fils et petits-fils. Mais pas question de se décourager pour autant. Alors, pour répondre à la barbarie, pour le moral et pour la route qui s'allonge vers un monde moins haineux, une page de René Char :

- Mais attention
Que les pardonnés
Ceux qui avaient choisi
Le parti du crime
Ne redeviennent pas tourmenteurs
A la faveur de notre légèreté
Et d'un oubli coupable.



mardi 4 novembre 2008

P. 43. Il faut sauver toute la mémoire du soldat Trébuchon (2)

Stèle de l'Epine, point le plus avancé de la poche française sur la rive droite de la Meuse à Vrigne. Le "vrai tombeau des morts" (pour la France) n'est heureusement pas l'administration militaire. (Photo JEA)

90 années de..., comment dire ?
Certes pas d'erreurs involontaires.
De désinformation ?
De négation d'un "devoir de mémoire"...

Plus les deux derniers jours de combats à Vrigne-Meuse (Ardennes) sortent de l'ombre et mieux se comprend la volonté d'occultation de l'Armée.

Augustin Trébuchon symbolise les invraisemblances dans lesquelles l'Armée s'est enfermée depuis 1918.
Le site de la Défense nationale détaille actuellement "les commémorations organisées en France autour du thème de la Première guerre mondiale". Pour marquer le "90e anniversaire de l'armistice" est notamment annoncée en date du 11 novembre et à Vrigne-Meuse, "une cérémonie en hommage à Augustin Trébuchon dernier soldat mort au combat" :

Cette cérémonie va se dérouler dans le carré militaire du cimetière de Vrigne-Meuse. Devant la croix portant le nom d'un Augustin Trébuchon "mort pour la France le 10.11.1918" (à 10h selon sa fiche de décès reproduite sur la page 42).
Personne ne va même sourciller ?
Comme si "la grande muette" avait réussi à imposer son mutisme à propos d'une impossibilité. Car si Augustin Trébuchon fut le dernier poilu tombé au front, il est mort le 11 septembre et très peu (environ un quart d'heure, si pas moins) avant que le clairon ne sonne pour l'armistice. Et nullement 25 heures plus tôt comme l'Armée s'obstine à le prétendre.

(Photo Marie-France Barbe)

Et les historiens, comment réagissent-ils devant cette mémoire malmenée ?
Leurs réponses se répartissent entre trois courants qui seront résumés ici par trois noms :
Gérald Dardart, Pierre Miquel et Alain Fouveau.

- Dans son Mourir un 11 novembre : Vrigne-Meuse, la dernière bataille de 14-18 (Ed. Les Cerises aux Loups, 1998), Gérald Dardart, ne rompt aucunement l'unanimité des historiens sur la mort d'Augustin Trébuchon le 11 novembre.
Mais il se montre aveugle et muet sur la décision officielle de l'Armée antidatant cette mort au 10 novembre. Pas un mot non plus sur les rideaux de fumées allumés après guerre pour "flouter" l'envoi au sacrifice du 415e en lui faisant franchir in extremis la Meuse alors que l'armistice était acquis.

- Dans Les Poilus (Press Pocket N° 11537), Pierre Miquel a tout faux, ou presque. Il affirme que le 415e RI, celui d'Augustin Trébuchon, subit "terré sous les bombardements" les deux derniers jours de la guerre sur la rive gauche de la Meuse, à Dom-le-Mesnil.
Par contre, il avance cette explication :
"Les soldats morts le 11 novembre seront, sur ordre, déclarés décédés le 10, pour ne pas désespérer les familles. La bataille de la Meuse a coûté la vie à 91 poilus."
Voici évoqué avec complaisance un visage inattendu de l'Armée française en 14-18 : une Armée compatissante, soucieuse de ménager les familles des "morts pour la France", comprenant et atténuant leur douleur définitive...

- Plus convaincante car très élaborée sur base d'archives et de documents recoupés, est la communication d'Alain Faiveau : "Le dernier combat : Vrigne-Meuse, 10 et 11 novembre 1918, Revue Historique des Armées, n° 251, février 2008". L'auteur confirme :
"Le soldat de 1re classe Augustin Trébuchon, estafette de la 9e compagnie, titulaire de la Croix de guerre, tué à 10 heures 50 d’une balle dans la tête alors qu’il était porteur d’un dernier message pour son capitaine, a été le dernier mort de la Première Guerre mondiale dans le secteur. Mais, officiellement, il sera déclaré mort à Vrigne-Meuse le 10 novembre 1918 à 10 heures du matin."

Et Alain Fauveau de poser des questions incontournables, qu'elles gênent ou non :

"Pourquoi les soldats tués le 11 novembre ont-ils été déclarés morts pour la France le 10 novembre ? Pourquoi le 415e RI n’a-t-il même pas été autorisé à rendre les derniers honneurs et enterrer dignement ses morts le 13 novembre 1918 ? Pourquoi le 415e RI n’a-t-il pas participé au défilé de la Victoire le 14 juillet 1919 à Paris ? Mais aussi pourquoi faudra-t-il 10 ans pour mener à bien le projet de réalisation du monument de Vrigne-Meuse qui ne sera inauguré par les généraux Gouraud et Boichut qu’en avril 1929 ?"

Dominant la vallée de la Meuse, face à la rive gauche, la Stèle de l'Epine (photo JEA).

Lors de l'inauguration de la stèle, en avril 1929, le capitaine Lebreton ne s'en tint pas à la version officielle voulant qu'aucun poilu n'ait perdu la vie le 11 novembre 1918. Que du contraire, il insista devant les personnalités rassemblées :
"Le chiffre élevé des pertes qu’il {le 415e RI} a subies pendant la dernière journée de la guerre – 52 tués et 92 blessés – montre l’acharnement des combats qui ont eu lieu sur cette colline."

S'auto-aveuglant, pourquoi l'Armée a-t-elle donné des ordres négationnistes sur les circonstances exactes de ces 52 morts et de ces 92 blessés ? Soit en moins deux jours, 20% des effectifs du 415e RI !

Quelques approches de réponses.

1. Situation les 8 et 9 novembre 1918.

Le 8, sur le front au nord des Ardennes, les Anglais (Haig) ont libéré Dour et Hautmont. Le fort d'Hirson est atteint par les avant-gardes de Fayolle. Les faubourgs de Mézières s'ouvrent aux poilus de Gouraud.

Le 9, les Belges avancent vers Bruxelles. Les Anglais ont franchi l'Escaut, dépassent Tournai, Peruwelz, Boussu pour approcher Mons. Maubeuge n'est plus occupée par les Allemands. Fourmies et Hirson sont libérées. Gouraud a ses hommes dans Mohon et dans Mézières.

Camions allemands abandonnés près de Mézières. Illustration : Le Panorama de la Guerre, T. 6., Jules Tallandier Ed, s. d.

Les Allemands reculent donc sur toute la longueur du front. Les Alliés éprouvent d'ailleurs de lourdes difficultés à assurer ravitaillement et intendance derrière leurs troupes qui ne cessent de progresser. Or des ordres vont jeter de l'autre côté de la Meuse le 415e RI dans la nuit du 9 au 10 novembre.
Ce qui conduit Alain Fauveau à poser des points d'interrogations :

- "Il est cependant permis de se poser quelques questions sur cette ultime opération menée par la 163e division et plus particulièrement par le 415e RI sur trois kilomètres entre Charleville-Mézières et Sedan, alors que les alliés alignaient à cette époque 210 divisions, déployées sur 550 kilomètres de front. Que s’est-il passé dans le secteur des autres divisions entre le 8 et le 11 novembre 1918 ? Apparemment pas grand chose à en juger par exemple par ce qui s’est passé du côté du 11e corps d’armée à Mézières ou dans le secteur de Sedan. L’artillerie avait encore beaucoup donné mais le commandement n’avait pas jugé indispensable de franchir la Meuse aux dernières heures de la guerre."

L'opération imposée au 415e sera donc originale, isolée. En ce sens, après guerre, son souvenir n'aurait point appelé une mise au tiroir de l'oubli mais au contraire une glorification ! A moins que le principe même de cette opération et son déroulement n'aient gêné l'Armée dès l'armistice.

2. Les ordres du 9 novembre.

Au soir, le général Gouraud :
- "Surveiller l’activité de l’ennemi, afin de profiter de toute occasion favorable pour franchir la rivière {la Meuse} et s’établir solidement sur la rive droite, en se bornant à poursuivre l’ennemi, le cas échéant, par des éléments légers."


A l'échelon inférieur, le général Marjouet, commandant le 14e corps d'armée, traduit à sa manière les ordres de Gouraud :
- "La 163e DI franchira la Meuse et occupera Vrigne-Meuse, le Signal de l’Épine (…). Opération à exécuter d’urgence et sans se laisser arrêter par la nuit."

Et cette escalade aboutit comme suit pour la 163e DI :
- "Franchir la Meuse cette nuit, coûte que coûte..."

Excès de zèle ? Volonté de décrocher médailles et autres honneurs aux dernières heures de la guerre ?

Car pourquoi "l'occasion favorable" à un franchissement de la Meuse s'est-elle métamorphosée en franchissement urgent et "coûte que coûte" ??? Il y a plus qu'une nuance. Et plus d'un poilu du 415e RI y laissera la vie.
Dans La revue Historique des Armées (op. cit.), Alain Fauveau recourt à des termes militaires singulièrement sévères :

- "La 163e division a-t-elle fait preuve d’indiscipline en lançant l’opération de franchissement de la Meuse ? Le manque de cohérence des ordres donnés par la chaîne de commandement montre qu’il y eut une prise de risque inconsidérée de la part du 14e corps d’armée."

Plaque sur la place du cimetière de Vrigne-Meuse (Photo JEA). Cet ordre du jour officiel (11 novembre 1918 à 14h), fait déjà l'impasse sur les morts du 11 novembre même. Mais il retient l'attention par une autre distorsion de l'histoire. Car à en croire cette littérature militaire, le 415e RI aurait payé de "nombreuses pertes" le passage "forcé" de la Meuse.

3. Un franchissement meurtier de la Meuse ?!?

A la tête du 415e RI, le chef de bataillon de Menditte écrit dans son Carnet pour la nuit du 9 au 10 :
- "Il fait une brume intense et un froid de chien, mais mes pionniers aidés par le Génie (…) ont mis deux planches sur la porte de l’écluse et ont aligné sur l’armature du barrage des planches mises bout à bout. Le Boche veille et tire de temps en temps, mais ça marche."


Plus près des poilus, le lieutenant Bonneval (3e Cie de mitrailleurs, 415e R.I.) consigne dans son Almanach du Combattant, Durassié et Cie, 1968 :
- "La Meuse (de la voix même du général Boichut, commandant la Division) était un obstacle infranchissable avec le peu de moyens mis à notre disposition.

On parle du réveil inopiné, puis de la descente en silence sur la rive gauche, les acrobaties sous les tirs de mitrailleuses, de l’écluse sautée, de l’ossature de la passerelle métallique de 80 mètres de long sur laquelle ont été jetés en hâte des madriers récupérés dans le fleuve, madriers étroits, branlants et verglacés.
Mais en un monôme interminable, dans le brouillard, grâce au bruit du barrage, le régiment a exécuté l’ordre..."

Barrage sur la Meuse entre Vrigne (rive droite) et Dom-le-Mesnil (rive gauche). Faute de barques et plus encore de pont, seul point de franchissement pour les fantassins français la nuit du 9 au 10 novembre 1918. (Photo JEA)

L'heure, le brouillard, l'absence de préparation d'artillerie se seront additionnés pour provoquer l'effet de surprise du côté des troupes allemandes (qui n'ignorent pas, elles non plus, que la fin est très proche). Un exploit militaire est certes accompli cette nuit-là. Mais gonflé par des communiqués annonçant de "fortes pertes". En attestent les notes prises par des officiers sur le terrain et citées ci-avant. Et un macabre décompte :
- les pertes totales du 415e RI s'établissent à 58 morts,
- lors de l'inauguration de la stèle de l'Epine, le capitaine Lebreton rappelle 52 morts "pour la dernière journée de combat",
- il ne reste à déplorer au maximum "que" 6 victimes pour la traversée de la Meuse.
Par manichéisme, l'Armée renversera l'ordre de grandeur des pertes humaines. Elle va surdimentionner celles liées au franchissement du fleuve. A l'inverse, elle effacera toutes celles du 11 novembre...

4. Un 415e RI isolé.

Le 10 novembre, à 13h, un message de l'état-major de la 163e DI alerte le général Marjouet :

- "La progression sur le front de la DI est, pour l’instant, arrêtée. Le combat est assez dur dans le secteur qu’elle occupe. Nombreux tirs de mitrailleuses et nombreux tirs d’artillerie. Le général demande quel est l’appui donné par les voisins de droite et de gauche. La DI est ignorante de leur action actuelle. De plus, le général demande l’action de l’aviation, pour le renseignement sur ce qu’elle aura vu dans le secteur d’engagement."

De fait, le 415e RI est seul sur la rive droite de la Meuse (carte JEA. En rouge : les troupes françaises. En vert : les régiments allemands). Le déséquilibre des forces est patent : trois régiments contre un.
Jamais le 415e ne pourra compter voir ses flancs vers Lumes et/ou vers Vrigne être protégés. Il ne recevra aucun renfort, y compris d'artillerie. Ne parlons pas d'aviation...

Point n'est nécessaire d'être breveté d'Etat-major pour analyser une situation qui serait devenue désespérée faute d'armistice. Celui-ci a sauvé un régiment envoyé au "casse-pipe" sans préparation, sans coordination, sans appuis... Pour la seule "gloire" ?

Et Alain Fauveau de remuer sa plume d'historien dans la plaie de l'Armée (op. cit.) :

- "L’imminence de l’Armistice ne pouvait justifier une telle improvisation et une telle précipitation dans le franchissement d’une rivière comme la Meuse.
Le fait que la division n’ait eu officiellement aucune perte à déplorer le 11 novembre, est d’ailleurs un signe qui ne trompe pas. Pour le commandement, cette opération aurait été difficile à justifier, ce qui explique sans doute qu’elle soit restée longtemps confidentielle."


5. En résumé.

Le 11 novembre 1918, ces "morts pour la France" que furent Augustin Trébuchon et ses camarades du 415e RI, périrent en conséquence :
- d'une surenchère dans les ordres redescendant vers ce régiment ;
- d'une opération menée "sauvagement", sans la moindre "science" militaire ;
- d'un abandon dans des premières lignes improvisées ;
- d'un mépris des vies humaines alors que l'armistice relevait d'une certitude en terme d'heures...

Qui fut sanctionné ?
Les morts, tel Augustin Trébuchon, auxquels est même déniée par l'Armée la date de leur "mort au champs d'honneur".
Et leurs camarades du 415e RI ainsi que le rappelle Alain Fauveau :

- "En principe, le 415e régiment d’infanterie devait rester dans la région de Dom-le-Mesnil pendant quatre jours. Au cours de la journée du 12 novembre, les hommes du régiment continuèrent à fouiller le secteur pour rechercher les corps des soldats disparus au cours de l’ultime combat de la guerre. La cérémonie d’inhumation des hommes du 415e RI tués au cours des derniers combats, avait été fixée au 13 novembre dans la matinée.
Pour des raisons difficilement compréhensibles, le régiment n’eut même pas la possibilité d’assister à cette cérémonie. Il avait reçu l’ordre dans la nuit du 12 au 13 de quitter Dom-le-Mesnil dès le lendemain à 7 heures du matin.
Vingt sapeurs furent désignés par le commandement pour creuser les tombes dans le cimetière de Vrigne-Meuse et rendre les derniers honneurs. Deux nouveaux corps – ceux des soldats Trébuchon et Coste, les derniers "morts pour l’Armistice" – furent retrouvés le 13 novembre en fin de matinée et transportés par les villageois jusqu’à l’église de Vrigne-Meuse."

Du défilé de la victoire, le 14 juillet 1919, le 415e RI, dernier régiment à avoir perdu des hommes avant l'armistice, fut résolument écarté ! Comme pestiféré alors qu'il fut héroïque.
L'Armée reconnaissante ? Baliverne dans ce cas précis.

Et dire qu'aujourd'hui des politiques veulent recommencer : écrire eux-mêmes l'histoire, celle qui ne les "dérange" pas, celle qui leur serait utile voire rentable, celle qui serait taillable et manipulable à merci, comme une histoire serve.

Ombres sur la Meuse. Un fleuve peut avoir une mémoire plus limpide que celle d'une Armée dissimulant ses erreurs comme autant de maladies honteuses mais se gargarisant du mot "honneur". (Photo JEA, entre Vrigne-Meuse et Dom-le-Mesnil).

NB.

I/ Page 3, L'Ardennais du 8 novembre publie l'avis de Georges Dommelier, maire de Vrigne-Meuse de 2001 à 2008 :

- "Je n'attache pas une importance à ce fait d'Etat civil militaire. Les autorités militaires prétendent d'ailleurs qu'au départ, ce changement de date {un décès du 11 novembre avancé au 10} partait d'un bon sentiment. Une explication plausible. Administrativement, il était, en effet, préférable que les victimes soient passées mortes le 10 novembre afin qu'il n'y ait aucune contestation possible sur les éventuelles pensions à donner aux familles."...

Ah ??? Parce que non seulement il conviendrait de taire les raisons pour lesquelles les archives militaires sont falsifiées. Mais il importerait de le comprendre et de l'accepter encore 90 ans après... par soucis d'éviter aux "morts pour la France" des "contestations" sur les pensions... Le "devoir de mémoire" reste au stade des bonnes intentions avec des raisonnements confondants de ce genre.

2/ Dans Libération du 11 novembre, Jean-Daniel Merchet publie un article : Vrigne-Meuse, la bataille de trop qui conduit aux mêmes conclusions que cette page du blog. Pour en prendre connaissance, cliquer : ICI.