DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

samedi 22 août 2009

P. 163. "Les voix du Pamano"

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Jaume Cabré,
Les voix du Pamano,
Christian Bourgois, 2009, 743 p.


Tout a commencé très exactement par ces lignes :

- "Anne Crignon :

A Toulouse, le libraire Nicolas Vivès (1) sauve de la noyade un écrivain en perdition, Jaume Cabré, et son livre, englouti sous les piles, «Les Voix du Pamano». Paru en avril, ce roman n'a pas eu une ligne dans la presse. Ce libraire-sauveteur le repêche.

Nicolas Vivès :

Qu'il n'y ait eu aucune recension dans les médias me laisse perplexe. Comme tous les livres, celui-ci ne se laisse pas apprivoiser sans difficultés, mais la récompense est à la hauteur des efforts. Une fois passé les cinquante premières pages, celles que les critiques n'ont pas lues, le roman éblouit jusqu'aux larmes. Cette saga, dont les personnages sont pris au piège de l'Espagne franquiste, se déroule dans un petit village des Pyrénées catalanes."
(BibliObs, 10 août 2009).


Aussitôt rugissent à l'oreille les "déferlantes" de Claudie Gallay (2). Encore un roman jeté avec l'eau d'une mer morte mais que des libraires arrachèrent au pilon infâmant.

Faute d'espoir de trouver ces "voix" par ici, force fut de s'en remettre à Paris. Quatre jours seulement d'attente, et il est là, sous les yeux, dans un vert pénible. Avec en couverture, un détail de photo d'une classe rurale (3) vers les années 40.
Franchement aucun problème avec les cinquante premières pages. Non. La question se posa plutôt du côté du rythme de lecture : cinq jours. Une lenteur plus qu'inhabituelle.
Un prétexte serait tout trouvé dans les autres livres en chantiers parallèles : Maurice Clavel, Jean Daniel, Régis Debray, Jean Mauriac et Marcel Moussy. Mais en vérité, ces "voix", aucune envie de s'en séparer. D'en arriver aux trois dernières phrases de la page 743. Après tout, Jaume Cabré a gardé la plume à la main entre 1996 et 2003. Pourquoi se faire violence ?

Nicolas Vivès, vous minimisâtes : ce roman non seulement "éblouit" mais il provoque un effet de très très longues persistances rétiniennes. Quant aux "larmes", même la canicule la plus féroce ne parviendrait pas à les effacer.
Pour qui erre vers Goury, il y eut un avant et un après "Les déferlantes". Dorénavant, des cimetières sur le versant catalan des Pyrénées blesseront autrement et encore plus...

Franco : caricature et imagerie officielle (Montage JEA / DR).

Pourquoi les cinquante premières pages dresseraient-elles des barricades à la facilité ? Peut-être (peut-être ???) par les désarrois que provoque et peaufine savamment Jaume Cabré. En interpénétrant paroles publiques et pensées secrètes. En passant sans transition de 1944 à 2002 et inversément. Rien de systématique ni de mécanique dans ces fusions. Mais pour éviter les confusions, la lecture se trouve déstabilisée, obligée de s'arrêter et de s'asseoir au bord d'une phrase, de revenir même sur ses pas.

Exemple de mots entendus, brefs, directs, contrôlés et de pensées sous-jacentes, tues mais combien plus explicites. Maria héberge le maire du village. Elle met plus que de la mauvaise volonté à entretenir les chemises de l'uniforme phalangiste porté par ce dernier. Epoux de la cabaretière, Modest assiste à l'échange :

- "Si monsieur le maire payait sa pension, il aurait peut-être le droit d'élever la voix...
Silence. Calme. Au bar, Modest, se prenant la tête entre les mains et criant Maria t'es folle, tu veux nous perdre.
- Qu'est-ce que tu veux dire, Maria ?
- Que vous ne nous avez encore pas réglé un seul jour de votre pension. Et ça fait trois ans que vous êtes ici.
- Mes hommes vous paient bien.
- C'est de vous que je parle.
Fait-il qu'elle soit pute, la misère, pour qu'un authentique héros de la guerre décoré de la grand-croix du mérite militaire avec la barrette rouge (deux particules de mitraille dans le cul sur le front d'Aragon, trois jours avant d'entrer à Tremp), respecté par les gens d'ordre, chef local et régional de la Phalange, disciple spirituel de Claudio Asin, ami personnel du général Sagardia injustement éloigné de la zone, connu du général Yuste (faible successeur de l'énergique Sagardia), ennemi intime du colonel Salcedo (...) n'ait que deux saloperies de chemises bleues réglementaires. Pardon : deux glorieuses chemises bleues réglementaires."
(P. 304).

Exemple d'aller et retour dans un espace temps d'une cinquantaine d'années. Tina, institutrice, interroge un ancien garde du corps de feu le maire Targa. Les questions portent sur la mort, en 1944, d'Oriol Fontelles, l'instituteur du village de Torena :

- "J'ai obéi aux ordres et tout ce qui a été fait, il fallait le faire.
- Je n'en doute pas. Comment est-il mort, Oriol Fontelles ?
- Qui ?
- Le maître de Torena.
Cela faisait cinq minutes que la dame était partie mais l'odeur de son parfum était encore là. Pendant tout ce temps Targa n'avait pas bougé de sa chaise et il se disait ça, c'est qu'elle a été mal baisée ; il se disait, bon, moi aussi je l'ai fait surveiller, il se disait fils de pute s'il se trouve que tu es vraiment un traître je te passerai à la moulinette, même si ça me cause des problèmes."
(P. 687).

Le goupillon et le sabre. En bas : femmes en uniforme phalangiste (Mont. JEA / DR).

Torena, village au centre du roman :

- "L'encyclopédie en vingt volumes disait que Torena est un petit village idyllique non loin de Sort, dans la région du Pallars Sobira, avec trois cent cinquante-neuf habitants recencés (plus une vingtaine d'exilés et trente-neuf morts pendant la guerre et à cause de la guerre : deux quand avait éclaté la rebellion fasciste, les autres pendant la guerre. Et quatre habitants de plus qui étaient condamnés et ne le savaient pas, également à cause de la guerre, et qui ne figuraient dans aucune statistique parce que l'avenir n'appartient qu'à Dieu). Ses cultures les plus importantes : pomme de terre (surtout), blé pour la consommation courante, seigle, orge, quelques pommiers sur la terrasse de Sebastia (où devaient se commettre quelques-uns des assassinats), et, sur des talvères ensoleillées, quatre choux et des rangées d'épinards. Comme les prairies naturelles ne manquent pas, il y a un assez grand nombre de têtes de bétail bovin et ovin. Le village est situé à mille quatre cent huit mètres au-dessus de la mer à Alicante (et il y fait un froid obscène. Même en été il faut y porter un pull). Il y a, en plus d'une église paroissiale dédiée à saint Pierre, une école qui rassemble les quarante enfants du village et des endroits voisins (excepté Tudonet de la maison Farinos, un enfant attardé dans tous les sens du mot et que sa famille ne veut pas montrer)."
(PP 124-125).

Affiches de l'après-guerre civile.
A g. (enfin, façon d'écrire) : l'Espagne va servir d'exemple pour une croisade mondiale en faveur de la religion catholique.
A dr. : appel, en 1947, pour poursuivre les sabotages du régime franquiste.
(Mont. JEA / DR).

Tina, personnage principal :

Du moins, à mon estime. Intitutrice chargée de préparer une exposition didactique sur la vie scolaire à Sort et aux alentours, Tina Bros arrive à Torena alors que l'ancienne école tombe sous les coups des démolisseurs. Juste le temps pour elle de réaliser quelques clichés mais surtout de recevoir une boîte à cigares dissimulée derrière un tableau. Là reposaient quatre cahiers. Rédigés de la main d'un instituteur officiellement "tombé pour Dieu et pour l'Espagne" :


- "Sur la dalle de la tombe d'Oriol Tontelles Grau (1915-1944), un texte informait de sa vie héroïque, on y voyait le joug et les flèches de la Phalange, et elle paraissait mieux entretenue que d'autres. Les herbes qui croissaient autour de quelques-unes des tombes mettaient en évidence que le temps était le pire ennemi de la mémoire."
(P. 95).

A la lecture de ce journal intime, Tina va pénétrer dans le labyrinthe d'un travail de réhabilitation qu'elle résume en ces mots :

- "Un maître qui a été un héros du maquis est passé à l'histoire comme le bastion du fascisme dans la contrée. J'aimerais rétablir la vérité."
(P. 382).

Sur le chemin de ses recherches, Tina va tout perdre. Son mari Jordi qui la trompe. Leur fils Arnau qui entre en monastère (4). Sa santé pour cause de tumeur. La vie en fin de course, à quarante-sept ans, comme une deux chevaux rouge tombant dans l'eau d'un barrage.


Elisenda Vilabru, veuve noire :

A l'été 36, quinze jours après le pronunciamento (5), son père et son frère ont été mis à mort par des membres de la Fédération anarchiste ibérique. Elle jura de les venger et plutôt que d'engager des tueurs à gage, fit nommer Valenti Targa comme maire (plus exactement "bourreau") de Torena.

Cette femme va construire envers et contre tous un véritable empire basé sur la création de stations de ski dans les Pyrénées. Du Franquisme, elle glissera sans état d'âme vers le Royalisme après la mort du dictateur.
Et tandis que s'étendent inexorablement ses possessions et ses sociétés, Elisenda Vilabru vient à bout et à coups de sommes d'argent exorbitantes - notamment au bénéfice de l'Opus Dei - du parcours pour la béatification de l'instituteur comme saint de Torena car "bienheureux martyr".

Sur le chemin de ce récit, cette femme cynique perdra peu. Quelques amants dont le seul qui fit battre son coeur. La vue pour cause de vieillesse. Pas le goût du pouvoir et des manipulations. Y compris un droit de vie et de mort autour d'elle.

La photo de classe recadrée et limitée pour la couverture des "voix du Panamo". © Pagès Editors i Arxiu Comarcal de Sort.

Chacune à sa manière, Tina et Mme Vilabru se disputent Oriol Fontelles. Dans son journal, il écrit à son enfant qu'il n'a jamais vu :

- "Voyons. Je dois me cacher du maquis pour aller regarder de loin ma femme et ma fille dont j'ignore comment elle s'appelle mais qui a une main si mignonne, elle semble dire toujours adieu ; il faut que je désoriente des phalangistes qui font les mouchards, et pour ne pas vous mettre en danger, ma fille, je renonce à parler à ma femme et à t'embrasser, à prendre ta main, et à te dire une poule sur un mur qui picore du pain dur, quand ce ne serait qu'une fois dans ma vie ; il me faut dissimuler chaque jour et chaque nuit devant le groupe de phalangistes de Targa pour faire le travail que le haut commandement m'a ordonné ; il faut que je me taise avec les enfants pour qu'ils continuent à penser que je suis un maître qui ne cache pas des fugitifs ou des combattants dans les combles de l'école ; il faut que je dissimule devant Valenti Targa pour qu'il ne soupçonne pas qu'à l'école se reposent des gens qui suivent le chemin de la peur et que je suis leur hôte ; il faut que je me cache des femmes Ventura, qui me haïssent (...). Je dois me cacher de moi-même parce que j'ai été très lâche."
(PP 376-377).

Sauf à trahir, il ne sera pas résumé ici la longue quête de Tina, l'institutrice laïque, pour tenter de rendre son honneur à Oriol, le saint, instituteur au double jeu.

Jaume Cabré ne cesse de laisser s'écrouler les falaises des certitudes, de passer aux révélateurs les photos officielles, d'ouvrir des fosses communes dans le passé de la guerre civile. Non pas en jouant et en se jouant des lecteurs, mais déposant dans son livre soixante années d'histoires : à nous à déchiffrer les tombes, à relever des ruines, à décrypter des discours de propagande, à parcourir des sentiers de résistance, à laisser nos préjugés au vestiaire, à lire, à relire, à lire encore, à éprouver des plaisirs rares.

Vous voilà prévenu(e)s. Malaisé sans doute d'oublier "les voix du Panamo". Jaume Serrallac, graveur de pierres tombales (de père en fils), Tina lui a fait lire les carnets :

- "Il frissonna et regarda en l'air. Impossible de voir une étoile derrière le rideau de nuages. Elles devaient être toutes congelées. Il pensa de nouveau à Tina et à son triste sort, une jeunesse, quarante-sept ans. Comme tout le paysage était enneigé, les créatures de la nuit se taisaient. Alors il écouta le silence et, pour la première fois de sa vie, il entendit l'eau lointaine."
(P. 734).


NOTES :

(1) Librairie Ombres Blanches, 50 rue Gambetta, Toulouse.

(2) Claudie Gallay, Les déferlantes, Ed. du Rouergue, 2008, 530 p.

(3) Photo prise à Evin.

(4) Le père, Jordi, à son fils : "Fais-toi écolo. Mais moine, non." (P. 117).

(5) 17 juillet 1936, premier jour du coup d'Etat mené par Franco depuis le Maroc espagnol.



11 commentaires:

D. Hasselmann a dit…

Un livre rescapé, lui. Merci de l'avoir accueilli chez vous aussi.

Tania a dit…

"Une étoile derrière le rideau de nuages" - vous nous la faites voir !

JEA a dit…

@ D. Hasselmann

Ce n'est qu'un simple réflexe de non égoïsme.

JEA a dit…

@ Tania

A vous lire revient soudain en mémoire Brel et son "impossible" étoile !

Frasby a dit…

Un roman qui provoque de "très très longues persistances rétiniennes",je veux bien le lire, (non pas les yeux fermés, comme j'allais l'écrire bêtement, mais disons : toute ouïe)
Vous avez comme un don pour nous convier à la lecture d'ouvrages insoupçonnables. (Enfin personnellement, je ne connaissais pas du tout, et je ne crois pas qu'une telle couverture aurait pu m'engager à le lire). En plus un bouquin rescapé ! j'ai trouvé dans votre billet une telle densité, des éléments si passionnants, que je pense acheter ce livre dès retour à la civilisation. Merci à vous.

JEA a dit…

@ Frasby

Au nombre des personnages à rencontrer nagra à l'épaule, un scoop pour vous car celui-ci n'a jamais été enregistré :
- "Monseigneur Josemaria Escriva de Balaguer y Albas, docteur en droit, docteur en théologie sacrée, professeur de droit romain, professeur de philosophie et de déontologie, recteur du patronat de Sainte-Isabelle, prélat domestique de Sa Sainteté Paul VI, académicien honoraire de l'Académie pontificale de théologie romaine, consulteur de la Sacrée Congrégation des séminaires et des universités, fondateur et président général de l'Opus Dei, membre du Collège d'Aragon, docteur honoris causa de l'université de Saragosse, grand chancelier de l'université de Navarre, fils de prédilection de Barbastre, fils adoptif de Barcelone, fils adoptif de Pampelune, grand-croix de Saint-Raimond de Penyafort, grand-croix d'Alphonse X le Savant, grand-croix d'Isabelle la Catholique, grand-croix de Charles III avec la barrette blanche, grand-croix de Bienfaisance, et du marquis de Peralta..."
(PP 167-168).

claire a dit…

Vos photos sont perturbantes et vos extraits posent question

JEA a dit…

@ Claire

Merci pour votre commentaire qui permet de préciser que les 6 photos proposées en montage ne figurent pas dans le roman mais me semblaient correspondre à son atmosphère.

colo a dit…

Je vous lis et relis avec beaucoup d'émotion. Les photos, les extraits, les silences aussi et surtout - et encore aujourd'hui, sont ceux d'une Espagne où j'habite (dans un village) depuis plus de trente ans, ceux d'une belle-famille castillane qui a beaucoup souffert, et peu raconté. De tout coeur, merci.

JEA a dit…

@ colo

Vous savez, j'appartiens à cette génération qui ne mit jamais les pieds en Espagne tant que perdura la dictature. Etudiant, ma casquette blanche portait notamment cette inscription : "Franco la Muerte !".
Le temps passant et depuis une vingtaine d'années, un musée espagnol propose une vitrine avec des journaux belges (1936 à 39) marquant leur solidarité avec les Républicains. Mon nom y figure en tant que donateur.
C'est vous confirmer combien je manque d'objectivité. Mais le talent de Jaume Cabré n'est pas à l'échelle des petitesses.
Votre émotion, la mienne, nous la devons à ces pages hors du commun. Encore faudrait-il fendiller les barrages des silences...

Chroniques de Bretagne a dit…

J'ai découvert ce livre dans une librairie de l'Ariège, étonnée de ne pas l'avoir trouvé chez nous .... Je suis en train de le lire (lentement certes par rapport à mes habitudes) mais je suis enchantée! A diffuser de toute urgence, c'est un grand livre.