Parmi les commentaires suivant les messages du débarquement de Normandie (P. 127), fut mentionné ce rappel. Parmi les GI qui prirent d'assaut les plages, ne figuraient pas de Noirs. Pour éviter une exploitation raciste de la propagande allemande. Au même motif, tout soldat dit de "couleur" fut soigneusement tenu à l'écart du défilé de la libération à Paris. Cette exclusion visa aussi les Sénégalais et autres Nords-Africains portant l'uniforme français.
De fil en souvenir littéraire, m'est remonté à la surface un carnet tenu en août et en septembre 1944 par Louis Guilloux. Et oui. L'auteur de La maison du peuple, du Sang noir, du Jeu de la patience, des Batailles perdues, de La confrontation, de L'herbe d'oubli...
En 1976, Louis Guilloux publia donc chez Gallimard deux documents complémentaires :
- Salido portant sur ses souvenirs de fin de guerre civile espagnole, avec les volontaires des brigades internationales et les réfugiés ;
- O.K. Joe ! carnet authentique d'un interprète auprès des tribunaux militaires de l'armée américaine. Ce polyglotte n'est autre que Guilloux. Il rédige ces pages à St-Brieuc et dans sa région, aux mois d'août et de septembre 1944.
Ainsi, le 6 août 1944, des éléments de l'armée Paton entrent à St-Brieuc. Les collabos, à commencer par les Miliciens, ont fui. D'autres adoptent un profil très bas. Certains se font alpaguer. Le Maire de la libération à besoin d'un secrétaire au profil irréprochable : ce sera Louis Guilloux. Qui s'ennuie comme pas possible. Débarquent (cette fois dans son bureau), deux lieutenants américains : Stone et Bradford. Le premier est procureur et le second avocat de la défense devant les tribunaux militaires de leur armée. Ils cherchent d'urgence un interprète dans une affaire de père tué par un GI Noir qui cherchait à violer une jeune fille. Le Joe du titre, conduit la jeep de ce duo d'officiers.
Donnant satisfaction à ces derniers, Louis Guilloux va se retrouver sous l'uniforme de lieutenant US, grade d'un interprète officiel.
Portraits de Louis Guilloux. A g. : par Eugène Dabit en 1935. A dr. : par Cabu en 1967 (Montage JEA / DR).
De ce carnet de notes, seront retenus quelques passages échappant forcément à la censure militaire et révélateurs de l'état d'esprit régnant alors dans l'armée américaine.
- "Sur le chemin du retour les deux lieutenants ne sont pas restés muets comme en venant. Quelle horrible affaire ! Pauves gens ! Pauvre père ! Pitoyable ! Et le meurtrier d'à peine vingt ans ! On allait le pendre, bien sûr. Personne ne pouvait le tirer de là. Horrible en vérité ! Mais pouvait-on laisser violer et assassiner les gens ? Mais aussi ces jeunes idiots de Noirs n'avaient jamais eu plus de cervelle que les petits oiseaux. Et toujours prêts à se damner pour une femme blanche ! Ils n'avaient pas besoin d'avoir bu pour ça."
(P. 103).
- "En apprenant que le meurtrier était un Noir :
- Ho ! s'est écrié Bill, je vois ! On ne devrait pas donner de fusils à ces gens-là. Tous irresponsables."
(P. 108).
- "Et c'est ici que vous avez votre prison pour les hommes de couleur ?
Ma question a fait sursauter le lieutenant Stone - c'est-à-dire Bob.
- Oh ! Louis ! Qu'allez-vous imaginer !
Cette prison était pour tout le monde. S'il y avait là surtout des Noirs, c'est qu'ils l'avaient bien voulu."
(P. 146).
- {Le lieutenant Stone :} "Le lieutenant Bradford est un homme de conviction. Moi aussi. A ses yeux, comme aux miens, une vie est une vie, même la vie d'un de ces petits Noirs de Harlem, si coupable soit-il. Et croyez-moi, Louis, je ne suis pas raciste. Pas du tout. Je suis juif, vous savez !"
(P. 166).
- "De nouveaux jours se sont passés, la Cour martiale a siégé presque chaque matin et chaque fois, l'accusé était un Noir et l'accusation toujours la même.
Il est arrivé que l'on jugeât plusieurs accusés ensemble, et ils étaient tous des Noirs. Un matin, ils étaient quatre. Ils n'ont pas dit un mot. Pourquoi se taisaient-ils ainsi, pourquoi plaidaient-ils toujours coupables ? J'ai fini par le demander à Bob.
- Mais parce qu'ils le sont, m'a-t-il répondu en faisant comme le geste de lever les bras au ciel (...). Coupables. Ils l'étaient en effet. Ils l'avouaient eux-mêmes.
- Mais pourquoi toujours des Noirs, Bob ?
- Ah ! c'est un sacré problème !
- Je sais, Bob ! Il paraî qu'il faut être américain pour le comprendre. Mais pourquoi rien que des Noirs ? Ce n'est pas un tribunal spécial pour les Noirs ?
Il s'en est presque indigné. Comment une pareille idée pouvait-elle me passer par la tête ? Un tribunal spécial ! Bien sûr que non. Si je croyais que cela lui plaisait, pas plus qu'à aucun des membres de la Cour, de n'avoir que des Noirs à juger !
- Ce n'est tout de même pas notre faute s'ils ne peuvent pas voir une fille sans chercher à la violer."
(P. 194).
GI Noirs du Génie US. Photo prise sur le rivage de Normandie le 8 juin 1944 (DR).
- "Pourquoi, Bill, lui ai-je demandé un soir, pourquoi ne juge-t-on ici que des Noirs ?
- Oh ! Vous ne les connaissez pas. Ils sont déchaînés !
Il n'aimait pas parler de cela. Il n'aimait pas le sujet.
- Ces gens-là ne savent pas se conduire. Moi, avant de partir pour l'Europe, j'ai juré à ma mère de ne pas boire une seule goutte d'alcool et de ne pas approcher une fille. Je tiendrai parole, vous pouvez me croire.
Je lui ai répondu que je le croyais sans difficulté (...). Mais cela ne m'expliquait pas pourquoi on ne jugeait ici que des Noirs et pourquoi on en jugerait encore un demain matin - et que, sans doute, il serait condamné à la corde."
(P. 199).
- "Il arriva qu'un pauvre paysan d'une trentaine d'années s'en alla chez son voisin pour aider au battage au blé. Au coeur de l'après-midi, on vient lui dire que sa femme appelle au secours. Il part en courant, il trouve sa femme jetée en travers du lit, un Noir couché sur elle, un autre lui maintenant les pieds. Un troisième, assis, tient la main d'une petite fille de deux ans. Un quatrième sur le seuil en sentinelle. Cette sentinelle se laisse bousculer par le jeune paysan qui arrache sa femme à ses violateurs. Il la pousse dehors, elle s'enfuit en courant d'un côté, lui de l'autre, mais la sentinelle tire et la femme tombe.
Elle meurt dans la soirée à l'hôpital."
(P. 201).
Cette succession de viols et de meurtres uniquement à charge de soldats noirs va s'interrompre. Pour une "très sale histoire" selon les termes mêmes du lieutenant Stone. Un officier des Rangers a tué un FFI :
- "Ce fils de chienne ! Tout son chargeur dans le dos du pauvre type.
- Moi, j'en ai par-dessus la tête. Je ne suis pas fait pour ça. Je suis un avocat, moi. C'est l'armée qui fait de moi un procureur. Mais si vous croyez que cela m'amuse, oh, Seigneur ! Le salaud ! Il redescendait des avant-postes quand il est entré dans ce café où il y avait déjà l'autre type (...). Le Français est parti, en sortant par la porte de derrière donnant sur une cour. L'autre l'a suivi et lui a tiré dans le dos tout ce qu'il avait dans son chargeur. Sale fils de chienne !"
(PP. 212-213).
Le témoignage d'un médecin-chef US est accablant pour le meurtrier :
- "He is a killer ! a répété encore une fois le médecin-chef. Je le connais bien, hélas !
Ce tueur n'avait-il pas tout récemment abattu dans une file de prisonniers autant d'hommes qu'il avait de cartouches dans son chargeur ?
Il n'aimait pas la manière dont ces hommes-là le regardaient, avait-il dit ensuite.
- Voilà en résumé ce que je puis vous dire sur son compte et, croyez-moi, je regrette d'avoir à le faire."
(P. 220).
"A midi, le procès est terminé : acquitté...
... Il est entré au mess accompagné du lieutenant-colonel Marquez {président de la Cour} et de quelques membres de la Cour qui lui faisaient comme une escorte. Bob est apparu peu après mais c'est l'autre que j'ai vu en premier : un ogre. L'ogre des légendes. Le tueur. Un grand gros ogre, une large figure écarlate, rayonnant, riant de toutes ses dents."
(P. 232).
Moins de cinq après ce procès gagné par un officier blanc, Louis Guilloux est remercié par les Américains :
- "En sortant de table, le lieutenant Stone m'entraîna vers un des officiers.
- Voilà notre interprète, dit-il. Je ne le trouve pas en bonne condition. Or, c'est moi qui l'ai fait entrer dans l'armée. Je voudrais que vous me disiez s'il peut continuer la route avec nous, si je peux prendre cette responsabilité ?
De la conversation que nous eûmes avec cet officier supérieur - il résulta qu'on ne pouvait prendre cette responsabilité."
(P. 255).
Noirs sans doute peu photogéniques selon les critères des correspondants de guerre américains. Les clichés tel celui-ci, sur des dunes de Normandie, ne sont pas légion (DR).
5 commentaires:
j'ai entendu pour la première fois il y a une semaine un journaliste parler de ces noirs sans arme, et systématiquement jugé coupable des viols, avait-il lu Guilloux ? (dont j'ignorais cette facette)
Les Noirs américains, lors du Débarquement, versés et cantonnés dans "le Génie" : finalement, il y avait du vrai dans l'appellation...
On le découvrit aussi dans le jazz (Jelly Roll Morton et Louis Armstrong n'avaient pourtant pas attendu le 6 juin 1944...), le sport, la littérature et même, plus récemment, la politique !
@ brigitoun
et Dominique Hasselmann
mes excuses pour la publication tardive de vos commentaires, seules des contraintes matérielles ont freiné les compléments apportés par vos suites à cette page...
JEA votre culture est étonnante. Je note cet auteur.
@ Loïs de Murphy
Aucune déception à lire ce "OK, Joe" pour la description - de l'intérieur - du premier mois de la libération dans une ville de Bretagne. Blessures laissées par la Milice, vengeances pas toujours acceptables, retour à la surface des rares rescapés juifs, siège de Brest se prolongeant et ses bombardements effrayants, défilés de prisonniers, mentalité de l'armée US ne comprenant rien au pluralisme politique en France etc...
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