Les fils ne sont pas tous ni toujours visibles. Mais ils relient des pages et des partitions qui auraient pu rester étrangères les unes aux autres.
- Regardez : sur ce blog, à la page des messages codés annonçant le débarquement de Normandie, l'un ou l'autre commentaire conduisit à rappeler que l'épreuve du feu fut épargnée aux Noirs le 6 juin 1944. Pour cause de racisme dont se serait emparé la propagande allemande du style : "les Nègres envahissent et viennent souiller nos pays à la blancheur supérieure".
- A peine refermé le SOE en France de Michael R. D. Foot et J.-L. Crémieux-Brilhac avec les émissions depuis Londres, que s'ouvrait le O. K., Joe ! d'un Louis Guilloux se posant cette lancinante question : pourquoi tant de soldats noirs pendus (et uniquement eux) au fur et à mesure de la libération des côtes françaises ?
- Puis, avec un flash-back remontant aux années 1927, quand Erika et Klaus Mann découvrent l'Amérique de Gershwin...
La Seconde guerre mondiale, le nazisme, le racisme poursuivant les gens dits "de couleur", la résistance, les déportations, Porgy and Bess, les negro-spirituals... Une amie, Viviane Saül, va rassembler les pièces de ce puzzle. En demandant pourquoi ce blog ne se souviendrait pas de John William ?
Vous savez, insiste-t-elle, un Noir déporté en camp de prisonniers politiques. Celui qui chantait après guerre : "Si toi aussi tu m'abandonnes".
Ariane Poissonnier :
- "La voix retentit, puissante. La caméra tourne autour du chanteur, d’un profil à l’autre. Dans la salle, le public debout est à l’image de celui qui, sur scène, pourtant étreint par une forte émotion, se tient digne et regarde droit devant. L’événement rassemble, à Strasbourg en 1995, des anciens déportés de la Seconde Guerre mondiale. John William, qui entraîne la salle dans son chant d’espoir, est noir. Cinquante ans auparavant, il a été déporté au camp de Neuengamme. Il avait alors 20 ans. C’est après avoir vu John William, devenu chanteur, dans une émission de télévision que Serge Bilé, journaliste franco-ivoirien, décide en 1995 de se lancer dans la réalisation d’un documentaire sur les Noirs dans les camps nazis.
« Je me suis dit qu’il ne devait pas être le seul. Je me suis mis à rechercher des témoignages, que j’ai enregistrés. »"
(RFI hebdo, 29 avril 2005).
Ce documentaire, Serge Bilé l'a prolongé en un livre. Mince (158 p.) eu égard à l'ampleur d'un sujet resté ignoré jusque-là. En se basant sur des témoignages non recoupés et en l'absence de travail sur archives. Constats et non mises en cause.
L'interview (puisqu'il s'agit plus de journalisme que de recherche historique) de John William représente le Ch. XV : "L'Ivoirien de Neuengamme" (PP 99 - 103).
Avant de répondre au matricule 31103F de ce camp (Mars 1944 - Mai 1945), Ernest Armand Huss est né en Côte d'Ivoire d'une mère autochtone et d'un père Alsacien. Laissant la maman en Afrique, le père Huss se rapatrie avec son fils alors âgé de 8 ans.
La guerre tombée du ciel (et pas seulement sous forme de stukas) sur une France knock-out, le jeune mulâtre est mis à l'abri chez une marraine à Montluçon. Il entre dans le monde du travail en tant qu'ajusteur-outilleur à la Sagem, elle qui collabore de manière très pointue à l'effort de guerre allemand. En effet, l'entreprise "française" représente un rouage essentiel dans la fabrication de radars.
En mars 1944, un attentat à la bombe signé par la résistance frappe la Sagem de Monluçon. Les Allemands enquêtent. Frappent en aveugles pour tenter de s'emparer du ou des coupables. Dans ce contexte, ils interrogent sans ménagement celui qui est toujours Ernest Armand Huss. Non un acteur du sabotage mais un témoin qui aurait pu parler. Faute de lui arracher une dénonciation, les nazis l'emprisonnent à Moulins avant le camp de Compiègne et sa déportation vers Neuengamme. Le jeune Noir n'a que vingt ans quand il est confronté de l'intéreur à l'univers concentrationnaire.
Neuengamme (Montage JEA / DR).
John William :
- "Je suis resté 4 jours et 5 nuits dans un wagon avec une ouverture minuscule en haut.
(...)
Quand on entrait on était numéroté, comme des bêtes. Les allemands avaient droit de vie et de mort sur nous. Je me demande comment les allemands pouvaient chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année, s'acharner sur des gens qui ne leur avait rien fait... tout ça par idéologie. Comment ont-ils pu tenir avec ce qu'ils faisaient ? Il fallait qu'ils aient l'esprit retourné par une propagande terrible.
Les africains et moi on ne sortait jamais du camp. Les allemands avaient trop peur qu'on aille fricoter avec des allemandes car ils avaient l'idéologie de la supériorité de la race germanique. Ils étaient des êtres supérieurs."
(Reportage Télé RFO Paris, Alexandre Rosada et Anne Marie Masquin).
- "Quand nous sommes sortis du convoi, nous étions une dizaine de Noirs, une dizaine de Neger comme ils nous appelaient. Les SS nous ont mis à part dans un block {baraque} et ils se sont mis les uns après les autres à nous toucher la peau. Ils nous touchaient et se regardaient les mains pour voir si ça ne déteignait pas. En fait, beaucoup d'entre eux n'avaient jamais vu de Noir et ils nous considéraient avec curiosité comme des hommes de Cro-Magnon."
(Serge Bilé, op. cit., p. 100).
- "Tous les jours dans le camp la charrette aux morts passait. On pesait entre 28 et 40 kilos. Les allemands aimaient nous humilier. Ils nous laissaient debout des heures dans le froid. Une espèce de sadisme. Ceux qui emmenaient les corps morts aux fours crématoires étaient sacrifiés à leur tour. Les fours fumaient tous les jours. Les allemands nous rappelaient que nous n'étions vraiment rien".
(Reportage Télé RFO Paris, Alexandre Rosada et Anne Marie Masquin).
A g. : SS de Neuengamme ou quand la race des seigneurs se fait du genou.
A dr. : wagon de la déportation exposé sur le site du camp (Graph. JEA).
(Montage JEA / DR).
John William :
- "Un jour, un colonel SS est arrivé au camp. Et il a voulu visiter la Metalwerk où je travaillais. La Metalwerk, c'est un endroit où l'on faisait vraiment de la mécanique de haute précision. On fabriquait notamment des mitraillettes et on était payés quinze cigarettes la semaine.
Je revois encore ce colonel venir jusqu'à mon établi et me regarder avec perplexité. En fait, il n'y comprenait rien. On lui avait dit que les Africains étaient des hommes de Cro-Magnon, et il ne comprenait pas comment moi, en tant qu'Africain, j'arrivais à lire des plans industriels écrits en allemand et à travailler l'acier au centième de millimètre.
Ca l'avait complètement suffoqué (...). A chaque question qu'il posait, je poussais le zèle jusqu'à lui répondre en allemand sans attendre que le traducteur intervienne.
Quand il est parti, il fallait le voir hocher la tête. Il a sûrement dû en rentrant chez lui se poser des questions sur la prétendue supériorité de la race aryenne !"
(Serge Bilé, op. cit., PP 101-102).
- "Je crois que la moitié des Noirs {de Neuengamme} sont morts. Le froid, le manque de nourriture, le corps qui se desséchait. C'était terrible. Les Africains ne supportaient pas très bien tout ça."
(Id. p. 103).
Après la métamorphose d’Ernest Armand Huss en John William, ses disques (Montages JEA / DR).
Jean-Marc Paillot :
- "Chantant pour ses compagnons de captivité, il leur donne espoir et courage, et leur promet de continuer de chanter s’il s’en sort. Mais à son retour, il apprend la mort de son père sous un bombardement américain. (Il apprendra juste après, la mort de sa mère à 45 ans, suite à une bénigne rougeole... Mais on est en Afrique... Il n’aura jamais revu sa mère et ceci sera une souffrance indélébile...).
Traumatisé par sa captivité, dépressif, il ne peut reprendre son travail à l’usine. Quelques temps plus tard, moins désemparé, il monte à Paris pour s’adonner à la chanson et prend des cours de chant. Après quelques années durant lesquelles il chante à Paris sur de petites scènes, il est remarqué par un professionnel et édite fin 52 son premier disque, un triomphe (France, Italie, Belgique, Suisse) : "Si toi aussi tu m'abandonnes". (A ce jour, plusieurs versions de John sur différents disques, et des millions d’exemplaires vendus !).
On lui a suggéré de prendre un pseudonyme et il choisira deux prénoms qu’il aime particulièrement. Lui que la vie n’a pas épargné, écrira : « J’abandonnai celui d’Ernest Armand Huss qui jusque là avait mal vécu »...
(…)
Dès lors, il sera un « porte parole » du peuple noir, chantera la fraternité, la liberté des peuples, les îles et les grands espaces, deviendra une partie de la mémoire du cinéma (des dizaines de titres de films en chansons de 52 à 72 !) et sera le créateur d'un style nouveau (!) dès les années 60, le « modern spiritual », innovant en chantant dans les églises à partir des années 69-70. Sa carrière compte quelques 350 titres !"
(Monsite.com).
"Si toi aussi tu m'abandonnes"... Eh oui, c'est John William qui chante tandis que le train siffle trois fois... Mes excuses pour les illustrations imposées sur la vidéo, il n'a pas été possible de dénicher une version plus sobre.
Et merci encore à Viviane Saül !
23 commentaires:
Merci vraiment pour ces tranches d'histoire.
@ Loïs de Murphy
Un ouf de soulagement en se disant que Pierre Dac ne viendra pas compléter votre commentaire. Il ne m'aurait pas raté !
découverte totale, non tant des noirs dans les camps que du fait que John Williams en venait - fascinée maintenant par cette vie
et relisant votre billet, je vois que j'estropie le nom qu'il s'est donné en l'américanisant
@ brigetoun
Votre découverte fut aussi la mienne. Viviane Saül secoua même mon ignorance complète à propos de ce chanteur. Au point de ne jamais avoir fait de rapprochement entre le générique de "Thierry la fronde" et lui, c'est tout dire...
@ brigetoun
(bis)
à la recherche de vidéos avec ce chanteur, vous verrez que l'INA himself orthographie WilliamS pour William...
L'essentiel : il est impossible de confondre le premier (Old man river) avec le second (compositeur des Dents de la mer etc).
Comme vous je découvre. Pour moi John William c'était cette voix, un sourire chaleureux.
Oui, j'ignorais aussi ce fait historique. La chanson d'un mal-aimé...
Et quand je vois la photo du wagon à l'emblème de la Deutsche Reichsbahn, comment ne pas penser aux convois de la SNCF à la même époque ?
@ Elisabeth.b et D. Hasselmann
Le bouquet de remerciements à Viviane Saül ne cesse - et ce n'est que JUSTE - de s'épanouir...
@ D. Hasselmann
A propos de la SNCF. Sur feu un blog marquant l'évolution de recherches spécifiques sur la Shoah, j'avais pris position dans la très mauvaise querelle faite aux Lipietz.
Le père, Georges, avait été déporté racial. Rescapé, il s'est vu remettre une facture de la SNCF pour son "voyage" vers les camps. Enorme, scandaleux mais vrai.
A sa mort, ses enfants, Alain et Hélène prirent le relais.
Et l'emportèrent en premier jugement. Avec des flots de calomnies sur eux.
Puis la justice fit marche arrière en appel.
De cette facture indécente, on en était arrivé à une dérive du style : "Il y eut trop de cheminots résistants qui perdirent la vie, un peu de respect". Comme si ce respect empêchait celui des déportations raciales.
Personnellement, j'acte qu'un seul convoi, dans l'histoire de l'occupation nazie en Europe, un seul fut attaqué parce qu'il transportait des juifs vers Auschwitz. Cela se déroula en Belgique, à Boortmeerbeek, entre Malines et la frontière allemande.
Voir la page du blog sur ce héros que fut R. Maistriaux.
De plus, les trois garçons qui s'en prirent à ce convoi avec un seul revolver, n'agirent pas pour une organisation de résistance structurée (et n'étaient pas juifs si cet ajout est attendu).
« un flot de calomnies » et beaucoup d'incompréhension, oui je me souviens. Rappel nécessaire. Sans doute faudra-t-il le répéter encore, encore.
Je me permets de donner deux liens vers les pages que vous évoquez. Elles sont précieuses et les lecteurs seulement de passage ne les connaissent peut-être pas.
Commémoration de l'arrêt du XXe convoi à Boortmeerbeek, sur le blog Judenlager des Mazures et Lettre de Yaël Reicher au Bourgmestre de Boortmeerbeek ici
@ Elisabeth.b
Grand merci pour ces liens susceptibles d'éclairer tout qui s'interrogerait sur le 20e convoi Malines-Auschwitz. Petite précision, depuis que le blog du Judenlager des Mazures est fermé (mais consultable) over-blog y place des pubs non prévues à l'origine.
@JEA : Pierre Dac est actuellement en pleine opération Tupeutla :o)
@ Loïs de Murphy de la part de Pïerre Dac :
- "Si la matière grise était plus rose, le monde aurait moins les idées noires."
incroyable mais si j'en crois votre pochette , il aurait fait la musique du film " les Indiens " tourné en toute petite partie dans le chant de mes parents , dans les Alpilles entre Saint-rémy-de-provence et Les Baux ! ( ils avaient abandonné alors après le tournage du film certains objets hétéroclites
je vérifie car ça , je l'ignorais !)
que notre monde est petit , merci !
haaaaaaaaaa JEA/JEA oui , encore !
c'était ça , j'y étais : ( 64 )
http://forum.westernmovies.fr/viewtopic.php?t=2229
rooooooooooo merci !
d'amour je vous hume , d'humour je vous aime !
sissi !
c'est à ces Indiens que je vais r^ver cette nuit grâce à vous !
désolé car peu de rapport avec ton sujet concerné : tu dois être consterné !?
@ Cactus
L'absence de réaction souriante aux trois derniers commentaires ne s'explique que par l'heure tardive et monopolisée par un nouveau bouquin...
Consterné ? Concerné ! Voilà un nouveau fil jusque-là invisible et qui relie cette fois les messages du 5 juin 1944 aux Indiens qui s'ébattirent sur les prairies de tes parents. Avec John William délaissant quelques instants Lara pour encourager les joyeux sauvages de la voix... Y avait-il un cactus ou l'autre planté dans votre jardin comme décors du film et pour "faire plus vrai " ?
je vérifie je vérifie !
désolé de vous avoir tutoyé ; c'est vrai que d'habitude je tutoie les anges !
amitiés !
( quelle nuit ; j'ai échappé de deu à la Belle , moi fourbu )
veinard , un livre : moi j'essuie tout Proust chez moi , beau boulot )
@ Cactus
Pour le "tu", Prévert reste la référence (sans révérence), non ?
oui JEA/JEA vous m'avez tuer là ! :-)
bonne faites des pères !
Merci pour votre bon travail (comme d'habitude) sur ce merveilleux chanteur qui a été trop vite oublié. Evidemment, peu de gens connaissent sa douloureuse histoire, les médias n'en n'ont pas parlé. Je suis contente que le blog ait éclairé vos lecteurs et suscité autant de réactions.
Il y a une dizaine d'années, j'ai assisté à l'un de ses concerts de gospel avec sa fille Maya et j'ai été émerveillée, Si quelqu'un possède les coordonnées de sa fille, ce serait bien de prendre contact avec elle et de lui transmettre le blog.
Je regrette qu'il ne soit plus de ce monde pour lire le blog que vous avez fait en son honneur, par contre, peut-on adresser votre blog au CRAN (Conseil représentatif des Associations Noires) dont le Président est Monsieur Patrick Lozès ? Qu'en pensez-vous ? Voici ses coordonnées : p.lozes@lecran.org.
@ VISA
Puisse votre appel trouver un écho : soit la porte à laquelle frapper, soit la boîte aux lettres de la fille de John William ???
Le CRAN ? Allez, je vais lui transmettre la dernière page de ce blog et tiendrai ici au courant des réactions éventuelles.
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