DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

lundi 8 juin 2009

P. 129. Dominici sous la plume de Giono

Jean Giono, Notes sur l'affaire Dominici suivi de Essai sur le caractère des personnages, Gallimard, Coll. folio, 2008, 114 p.

Dans son Giono, Pierre Citron évoque brièvement cet opuscule :

- "Giono s'intéresse depuis longtemps à l'institution judiciaire (...).

Il pense qu'une des missions de l'écrivain est de traquer l'injustice (...). Aussi accepte-t-il quand André Parinaud, directeur de l'hebdomadaire Arts, lui demande de couvrir le procès qui va s'ouvrir aux Assises de Digne (...).
L'affaire Dominici, dans la trajectoire de Giono, se situe sur la ligne qui va d' Un roi sans divertissement à Ennemonde : celle d'un univers où la réalité est tout naturellement monstrueuse. (Éditions du Seuil, 1990, p.489-491).

Résumé de l'affaire Dominici par Giono :

- "Le destin. - Deux familles à plus de deux mille kilomètres l'une de l'autre : une en Grande-Bretagne, l'autre à la Grand-Terre. Celle de Grande-bretagne s'ébranle, traverse la Manche, touche Paris, descend le long de la France, passe à Digne. Simple étape mais voit une affiche qui annonce une course de taureaux.
(A noter que Digne n'est pas une ville à course de taureaux et que ces manifestations très rares dans des arènes improvisées sont généralement fort laides).
La famille anglaise loue des places pour cette course de taureaux et poursuit son voyage vers Villefranche, les amis, le soleil, la vie. Ces places louées font revenir trois jours après la famille anglaise sur ses pas. Elle revient à Digne, assiste à la chienlit dénommée course de taureaux, s'en fatigue vite, s'en va avant la fin, prend la route qui va à la Grand-Terre.
De tout ce temps, l'autre famille étrange, mais sans histoire jusque-là, cultive ses champs, chasse, pêche, braconne.
Nuit d'août.
Les deux familles se rencontrent. L'une disparaît. L'autre vole en éclats.
Et les colonnes du temple sont ébranlées (pour faire un peu de lyrisme, moi aussi)."
(PP. 69-70).

Bref rappel :

- Le soir du 4 août 1952, la famille Drummond, roule dans son Hillman sur la N 96. La voiture, immatriculée en Angleterre, vient de Digne. Les Drummond décident de camper à la belle étoile sur le territoire de Lurs. Ils sont trois : Jack, 61 ans, Anne, 47 ans et leur fille Elizabeth, 10 ans.
- Le 5 à l'aube, leurs cadavres sont retrouvés sur les lieux, soit à près de 165 mètres de la ferme de la Grand-Terre. Le père et la mère ont été tués par la même arme à feu. Des coups de crosse sont venus à bout d'Elizabeth.
- Le 28 novembre 1954, les Assises de Digne reconnaissent coupable de ces meurtres Gaston Dominici, 77 ans, patriarche de la Grand-Terre. Sa condamnation à mort est prononcée.
- 2 décembre 1954, Jean Giono rédige la fin de ses Notes sur l'affaire.
- 1965, mort de Gaston Dominici. Sa peine avait été commuée en détention perpétuelle par le Président Coty. Grâcié ensuite par de Gaulle et dès lors libéré.

L'arme de crime. Une carabine Rock-Ola de l'armée américaine. Provenant des troupes débarquées en Provence... Echouée à la Grand-Terre. En haut à g. : pièce à conviction au procès. En haut à dr. : lors de la reconstitution, G. Dominici la tenant par le canon (Montage JEA / DR).

Double malaise :

Avant de parcourir les Notes de Giono, l'expression d'un double malaise, l'un sur la forme, l'autre de fond. Soit l'illustration de couverture retenue pour ce folio 4843 et l'extraordinaire espace accordé et donc occupé par l'écrivain aux Assises de Digne.

- Jack et Anne Drummond sont tombés sous les balles d'une carabine US W1 Rock-Ola. Leur fille eut le crâne fracassé par la crosse de la même arme. Un éclat du bois de cette crosse fut retrouvé sous la tête de la victime. Ensuite, les enquêteurs retrouvèrent ce calibre 30, jeté dans un trou de la Durance toute proche.
Comme l'attestent les clichés ci-avant, cette Rock-Ola , en assez triste état, avait été "rafistolée" avec notamment un anneau de plaque de vélo et une vis écrou.
La photo de couverture, elle, ignore cette spécificité de l'arme du crime. On la qualifiera de fantaisiste dans la mesure où elle ne correspond même pas au type de carabine ayant mis fin aux jours des Drummond. Bonjour la facilité. Peu importe la fiabilité de l'image.

- Seconde remarque, plus fondamentale.
A Digne, on a pu assister à une désagréable confusion des genres entre les rôles de la justice et ceux de la littérature. Giono ne semble pas s'en inquiéter, lui qui écrit dès la première page de ses Notes :
- "J'ai assisté au procès à une place qu'on m'a désignée et qui était de choix : juste derrière le Président. Je voyais très bien l'Accusé, à trois mètres de moi. J'ai vu, de face, et à la même distance, les témoins pendant qu'ils témoignaient. Je pouvais voir les visages de tous les jurés."
(P. 15).
Il n'est point question ici de se livrer à un procès d'intention (c'est le cas de l'écrire). Mais il semble tout simplement impossible que la présence attentive de Giono très exactement en double du Président Marcel Bousquet, n'ait exercé aucune influence sur ce procès. Et sur le Président lui-même sachant qu'immédiatement dans son dos, une plume illustre allait tout retrancrire pour "la postérité". Ni sur l'Avocat général Calixte Rozan. Ni sur un avocat chouchou des médias tel que Me Pollack (défense). Ni sur les autres acteurs confinés dans l'espace réduit du Tribunal.
Selon Giono, Gaston Dominici n'aurait d'ailleurs pas manqué de réagir :
- "Il a demandé à ses gardes qui était cet homme derrière le Président. C'était moi. On le lui dit. Il s'étonne.
"Ce Monsieur s'est dérangé !" (Sous-entendu : pour si peu de choses ! Mais, dans ce sous-entendu, il ne voulait pas parler du crime ; il voulait dire "pour si peu que je suis".)"
(PP. 28-29).

Outre qu'il prouve l'inévitable vedettariat donné à Giono, ce passage montre une des limites des Notes.
A savoir la fragilité des frontières entre fiction et réalité. Giono passe de l'une à l'autre sans transition.
Relisez ce qui précède sous la plume de Giono : la remarque de G. Dominici a au moins les gardes comme témoins directs. A trois mètres, les mots peuvent être entendus par l'écrivain. Mais toute la suite conserve une forme affirmative alors qu'elle ne porte que sur des "sous-entendus" subjectifs. Là, clairement, Giono pense en lieu et place de l'accusé. Une ligne blanche est dépassée.

A g. : les trois victimes, la famille Drummond qui va être éteinte à Lurs. A dr. : Gaston Dominici à son procès (Montage JEA / DR).

Ces réserves exprimées, reste à se plonger dans ces Notes et dans cet Essai dont voici quelques extraits.

Digne :

- "Digne. Ville triste l'hiver, ville mélancolique aux beaux jours. Montagnes très proches et dépourvues de toute beauté. Pour qui aime la montagne, impossible d'aimer celle-là, même revêtue des ors et des violets de l'automne. Le vent qui peut ailleurs avoir de grands gestes tourbillonne ici dans des couloirs, l'entrecroisement de vallées étroites, même pas sonores. Paysage sur lequel "on se casse le nez".
(PP. 54-55).

La Grand-Terre :

- "C'est Babylone ! La grand'route ! Le chemin de fer ! Mais malgré le nom qu'elles portent, les terres de la Grand-Terre ne sont pas grandes. Au surplus, elles sont étranglées entre cette grand'route et le chemin de fer. Un paysan "moderne" ne les choisirait pas. Un paysan "moderne" foutrait le camp à toute vitesse vers les plaines, trente kilomètres plus bas. La Grand-Terre a été sans doute choisié parce qu'elle était à la taille de l'argent dont l'accusé disposait à cette époque ; elle a été choisie le plus près possible des lieux où il avait ses habitudes et son bonheur."
(P. 99).

Gaston D... :

- "Assassinat mis à part, tout le monde est d'accord pour reconnaître que Gaston D... est un grand caractère. Peut-être mufle, goujat et cruel, mais incontestablement courageux, fier et entier. Une hypocrisie très fine. Renaissance italienne. La Cour, les hommes habillés de rouge, les gendarmes et les soldats ne l'impressionnent guère ou, s'ils l'impressionnent, il ne le montre pas. On a vu qu'il répond du tac au tac au Président sans insolence, avec bon sens. Même à ses risques et périls, il tient tête, et malgré tout ce que disent les enquêtes psychologiques, il tient tête sans colère. Il est rusé mais il n'est pas habile. A maintes reprises, il s'est montré laid. Je le crois capable de générosité à condition que cette générosité soit un spectacle."
(P 68).

Mots :

- "C'est un procès de mots ; il n'y a aucune preuve matérielle, dans un sens ou dans l'autre ; il n'y a que des "mots".
(P. 18).
- "L'Accusé n'a qu'un vocabulaire de trente à trente-cinq mots, pas plus. (J'ai fait le compte d'après toutes les phrases qu'il a prononcées au cours des audiences). Le Président, l'Avocat général, le procureur etc., ont, pour s'exprimer, des milliers de mots."
(P. 56).
- "LE PRESIDENT, s'adressant à l'Accusé. - Etes-vous allé au pont ?...
L'ACCUSE. - Allée ? Il n'y a pas d'allée, je le sais, j'y suis été."
(P. 17).

Aveux :

- "Il y a un fait : l'Accusé a avoué. Il a avoué quatre fois. La Défense nous dit qu'il s'est désavoué quatre fois. Chaque aveu a été suivi d'un désaveau. Il est archi-prouvé qu'on n'a pas obtenu ces aveux par la violence. L'Accusé a été interrogé au palais de justice de Digne, sous le contrôle permanent de magistrats d'une probité à toute épreuve et d'une conscience très sensible. Cette succession comme désinvolte d'aveux et de désaveux est inexplicable."
(P. 38).

Faute de lire ces aveux dans le compte-rendu de Giono, voici à titre d'information, une des dépositions de Gaston Dominici :

- "L'homme {Jack Drummond} est venu sur moi. Il a essayé de m'enlever l'arme. Nous nous sommes débattus un instant. Nous nous trouvions à ce moment-là à l'arrière de la voiture. L'homme tenait l'arme par le canon. Je ne sais comment à un moment un coup est parti sans que j'aie volontairement appuyé sur la gâchette. J'insiste sur ce point : ce premier coup a été accidentel. La balle a traversé la main de mon adversaire qui a cependant essayé de m'attraper à la gorge. Comme je me rendais compte qu'il allait prendre le dessus (je sentais, en effet, qu'il était plus fort que moi), j'ai tiré un second coup à bout portant. Il a fui en passant derrière la voiture. Je l'ai poursuivi et alors qu'il traversait la route, j'ai tiré une troisième fois. Lorsqu'il est arrivé de l'autre côté de la chaussée, il est tombé pour tout du bon.
La femme s'est mise à crier. Me retournant vers elle, j'ai tiré dans sa direction. Je ne me souviens pas si, sur elle, j'ai tiré une fois ou deux fois.
À ce moment, la petite est sortie de la voiture par la porte arrière. Elle a un peu crié, mais guère. Elle est partie en courant en direction du pont de chemin de fer, en coupant droit entre le mûrier et les buissons. Je l'ai poursuivie. J'ai tiré une première fois. Le coup a raté. Une seconde fois, j'ai manqué mon but. Puis je me suis aperçu que je n'avais plus de balle dans le chargeur. Je n'ai pu d'ailleurs m'expliquer cette circonstance, car je croyais le chargeur plein. Certainement, j'avais dû perdre des cartouches en route"
(13 novembre 1953, 11 h 15).


Sur les lieux du triple crime. A g. : Gaston Dominici se protégeant des photographes. En bas à dr. : l'Hillman des Drummond (Montage JEA / DR).

Aveux (suite) :

- "Le Président dit à haute voix la phrase immonde que l'Accusé a prononcée le soir des aveux en parlant des soi-disant rapports sexuels avec Laddy Drummond. Nous recevons un paquet de boue en plein visage. L'Accusé balbutie.
"Avez-vous prononcé ces paroles ?
- Je ne sais pas, j'étais fou."

(P. 35).

Ce Dominici-là a été soigneusement escamoté par tous ceux qui l'estiment innocent, ceux qui se limitent à en donner l'image sympathique d'un vieillard trahi par sa propre famille, ceux qui ne le voient que sous les traits de Jean Gabin (1) puis de Michel Serrault (2).
Or ces aveux très particuliers, Gaston Dominici les a tenus. Pour décrire les crimes, il expliqua s'être rendu près de la voiture garée à proximité de sa ferme. Pour voir. Effectivement, il aurait vu, expliqua-t-il, une femme qui lui fit des avances. Et plus. Mais voilà le mari qui les surprend. Scène de violence. Coups de feu. Jack Drummond abattu, restent deux témoins à faire taire à jamais...
Le moins que l'on puisse écrire, c'est que les détails donnés par l'accusé ne plaident pas en sa faveur. Giono a choisi l'adjectif "immonde". Pour les avoir lus (3) ailleurs (car G. Dominici ne s'est pas limité à une phrase), je ne puis que confirmer.

Faute d'espace, ce billet va se clore (4). Sans évoquer la famille Dominici et plus particulièrement les deux fils ayant accablé leur père. Ni les divagations soulevées comme de mauvaises vagues par l'affaire (Drummond décrit comme agent secret supprimé par les services soviétiques, évocation d'un règlement de compte lié à la résistance etc).

Conclusion de Giono :

- "Je ne dis pas que Gaston D... n'est pas coupable, je dis qu'on ne m'a pas prouvé qu'il l'était."
(P. 68).

NOTES :

(1) Film de Claude Bernard-Aubert, 1973. Réalité et fiction sont joyeusement mixées. Mais le tout est présenté comme un document historique.
(2) Téléfilm de Pierre Boutron, 2003. Pas plus rigoureux que le film.
(3) Edmond Sébeille, L'affaire Dominici, la vérité sur le crime de Lurs, Plon, 1970.
(4) Armand Salacrou a lui aussi "couvert" le procès. Pour L'Express. Sa conclusion : le coupable du crime de Lurs n'est autre que la justice française.
On lira avec intérêt Jean Meckert (Jean Amila), La tragédie de Lurs, Ed. Joëlle Losfeld, 2007, 245 p.

9 commentaires:

Cactus , ciné-chineur a dit…

il restait beaucoup affaire , merci à vous !

JEA a dit…

@ Cactus

Une affaire qui s'est traduite par un champs de cactus dans une sorte de désert judiciaire.
Restent trois victimes. Loin de tout faux folklore supposé de Haute-Provence.

D. Hasselmann a dit…

J'avais trouvé que Gabin était excellent dans le rôle de Dominici, comme il le fut dans celui du "Président" (rien à voir, mais une palette étendue d'interprétations !).

Cette affaire avait fait les beaux jours de la presse écrite et des actualités filmées.

Giono était peut-être meilleur romancier que chroniqueur judiciaire ?

Vous ne le faites revivre, et ça fait peur, finalement : son double rôde peut-être quelque part, échappé d'un hôpital psychiatrique et déguisé en "dangereux schizophrène" ?

JEA a dit…

@ D. Hasselmann

Avis de Virgile Dumez :
- "Jean Gabin est impérial en patriarche bougon, Victor Lanoux respire la veulerie, Gérard Depardieu interprète un benêt avec conviction et Paul Crauchet s’acquitte d’un énième rôle de commissaire avec professionnalisme."
(aVoir-aLire)
Il y avait là du beau monde pour tenter de convaincre, via la pellicule, de l'innocence de G. Dominici. Car le film est uniquement à décharge.

Elisabeth.b a dit…

Justice et écriture... Je me souviens mal des textes de Colette, présente à plusieurs procès. Il me semble qu'elle observait les accusés, sans prétendre à plus.

Plus récent : une Margot jouant à la pythie. Criant 'coupable' en langage fleuri. À la une, alors qu'une femme était jugée. Muse involontaire qui plaidait l'innocence. Elle alimenta à ses dépens des fantasmes qui n'étaient pas tous littéraires. Du chacal chic à celui sans façon, tant de réactions malsaines. Au second plan, un enfant presque oublié. Prétexte lui aussi.

JEA a dit…

@ Elisabeth.b

A propos de Colette, avis d'Alain Brunet sur le weblettres :
- "Dans ses reportages, elle se plaçait aussi sous l’angle d’une spectatrice anonyme. À propos de l’arrestation de la bande à Bonnot, elle décrit ce qu’elle a vu – c’est-à-dire rien, car la police maintenait la foule à distance, mais elle évoque l’ambiance qui règne sur place – et conclut : « Je m’en vais à mon tour vers Paris, pour y savoir à quel drame je viens d’assister. » De même, ses chroniques judiciaires rendaient compte de l’ambiance du tribunal mais il fallait aller chercher ailleurs les informations. Ni reporter ni journaliste, elle avait un regard et une plume d’écrivain."

JEA a dit…

@ Elisabeth.b

Avis personnel. Marguerite Duras fut plus heureuse quand elle rédigea "L'Amante anglaise". Avec en inspiration un crime commis en 1949 à Savigny-sur-Orge... rue de la Paix.

Tellinestory a dit…

Pour continuer sur Colette, si elle ne fut ni journaliste ni reporter, elle fut néanmoins et avec art, chroniqueuse, en particulier de théâtre. "La jumelle noire" qui rassemble une grande partie de ses comptes-rendus se lit avec infinment de plaisir et de stimulation, même quand ils parles de pièces aujourd'hui inconnues.

JEA a dit…

@ anita

J'espère ne pas avoir donné l'impression d'interdire le titre de "journaliste" à Colette. Puisqu'elle le fut. Mais je ne connais vraiment que ses articles sur 14-18. Elle s'est par exemple "cachée" à Verdun (ville interdite à qui n'était pas accrédité) et ne sortait que la nuit pour respirer l'air de la ville bombardée... Pour le reste, elle n'est pas plus cocardière que la moyenne des plumes à l'époque. Donc passionnante à lire avec des yeux d'historien(ne) mais effrayante quant aux ravages d'une propagande en béton armé.