DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

lundi 4 mai 2009

P. 110. "Instants de guerre" d'Espagne, par Laurie Lee

Laurie Lee, Instants de guerre (1937-1938), Phébus libretto, 2009, 168 p.

Aucune guerre n'est civilisée, les guerres civiles encore moins...

Troisième volume de l'autobiographie signée par Laurie Lee, ce recueil d'instants ignore les langues du bois dont on faisait les commissaires politiques ou les sermons en chaire de vérité, les coups de clairon ou de canons, les mises au pas, les images d'Epinal version anglo-hibérique.
A vingt-trois ans, cet Anglais traverse seul les Pyrénées avec son violon. Pour venir porter les armes du côté des Républicains. Il paye ainsi une dette morale. De 1935 à 1936, pauvre et déraciné, Laurie Lee avait déjà parcouru à pied près de 1.000 km dans une Espagne encore plus misérable que lui. Sans jamais être (re)jeté ni exploité. Il revient par solidarité quand tout craque devant Franco.

"Il vient nous rejoindre" :

- "T'es quoi ?
- Je suis anglais.
- Ah, oui, il est anglais.
Ils acquiesçaient en se regardant d'un air grave et poli.
- Et comment t'as fait pour venir, alors ?
- Je suis passé par la montagne.
- Oui, il est arrivé par la montagne... à pied.
Pendant que j'avalais la soupe, ils se disposèrent en cercle autour de moi, près de la table, les yeux écarquillés, battant des paupières, hochant la tête, ravis et répétant toutes mes paroles, comme pour s'amuser d'un enfant qui apprend à parler.
- Il vient nous rejoindre, répéta un des jeunes gens. Tout le monde pouffa de rire à cette remarque."
(P. 11).

Face aux blindés de Mussolini et aux avions hitlériens (DR).

Paysage de guerre :

- "Le train bringuebalait dans un bruit de métal à une vitesse plus ou moins régulière de dix kilomètres à l'heure, s'arrêtait fréquemment, comme un animal épuisé, hors d'haleine, pour reprendre son souffle. Nous avancions dans un paysage gris et désolé, traversé par des routes désertes, parsemé de villages vides auxquels on semblait avoir arraché les yeux.

Je commençai alors à ressentir pour la première fois la misère noire, sordide, d'un pays en guerre, infection si profonde qu'elle semblait gangrener la terre, la vider de couleurs, de vie, du moindre bruit. Ce n'était pas le champ de bataille, mais des actes de guerre avaient été commis ici, de petits meurtres, d'infimes accès de vengeance. Le paysage était ravagé, souillé, maculé, et toute trace d'humanité semblait avoir été bannie. Les activités courantes de la vie avaient cessé, plus personne ne bougeait, les arbres mêmes semblaient pétrifiés. On ne voyait ni chiens, ni enfants, ni chevaux, ni jeunes filles ; pas de fumée, de feux, de linge étendu ; personne pour bavarder devant la porte, se promener près de la rivière, ou regarder le train passer - juste une grisaille lugubre, qui flottait sur les toits et sur les champs, comme un corps anéanti ou comateux et, çà et là, à la croisée des routes balayées par les rafales, quelques soldats engoncés dans des capes ruisselantes. Pire qu'un pays en guerre, ce pays-là était en guerre contre lui-même."
(PP. 52-53).

"Ils sont passés sur nous" (DR).

Paroles d'un Yankee des Brigades internationales :

- "La bataille d'Aragon était un merdier, dit le Yankee. Pas d'artillerie, pas d'avions, pas de synchronisation, pas de chefs. Tout le monde détalait comme des lapins. Il était mitrailleur et en plus il avait une belle Dichterer - sauf qu'on ne lui avait pas donné les bonnes munitions. C'est pour ça qu'il s'était fait plomber le derrière. Encore heureux qu'il soit toujours en vie. Pas un seul de ses copains n'avait réchappé.
Ils étaient en poste sur une colline de Belchite, au moment d'une contre-attaque fasciste. Ils avaient été encerclés, sans pouvoir tirer ni s'échapper. Des Maures avaient capturé ses copains et les avaient égorgés, un à un. Puis ils l'avaient précipité du haut d'un pont et lui avaient brisé les jambes. Pendant deux jours, il était resté allongé, à moitié inconscient, puis avait rampé jusqu'à la route. Le front s'était déplacé, et le camion d'un boulanger de bataillon l'avait ramassé.
Il racontait cette histoire d'un air péremptoire et lapidaire, avec une sauvagerie détachée, mais sans exagération. "On s'est fait avoir, sacré bon Dieu ! Des agneaux prêts pour le massacre. No Pasaran ! qu'ils disaient. Ils sont pourant bien passés sur nous!"
(P. 79).

"Nous étions du bon côté..." (DR).

- "Les rangées de soldats n'avaient rien de bien impressionnant, mais elles présentaient peut-être un rassemblement harmonieux d'accoutrements insolites, et nous partagions tous un héroïsme loufoque. Savions-nous, en nous mettant au garde-à-vous, poings serrés brandis en l'air, manteaux en loques battant dans le vent, avec à peine un fusil pour trois, que nous avions face à nous une force militaire en pleine expansion en Europe, des amis qui doucement se dérobaient et le cynisme funeste de la Russie ? Bien sûr que non. Même si, à cette époque, dans nos curieux lambeaux d'uniformes, nous ressemblions peut-être plus à des prisonniers de guerre qu'à une armée de croisés, nous étions persuadés de disposer d'une réserve de courage invincible et, aux yeux du monde et des anges, nous étions du bon côté pour livrer combat. Il nous fallait encore apprendre que la pureté de l'idéalisme n'arrête jamais un blindé."
(P. 88).
Affiche dénonçant les bombardements visant les civils de Madrid. Les Allemands répétaient grandeur nature en prévision de la Seconde guerre mondiale (Graphisme JEA / DR).

Madrid sous les bombes :

- "Les vieux madrilènes s'assemblèrent avec amertume autour d'une table vide et se mirent à deviser des frappes aériennes qui ravageaient la ville, des Condors et des Junkers noirs, des petits avions de chasse allemands et des longues nuits de raids qui avaient lieu pendant le premier hiver de siège. "Il n'y a jamais eu un tel boucan. La main du diable déchirait le ciel. Je traversais la rue. J'ai vu une maison s'effondrer devant moi. Comme un homme qui laisse tomber un manteau poussiéreux. Puis un souffle d'air chaud m'a soulevé et propulsé dans une fontaine." "Soltero, au marché. Sa maison a été coupée en deux. En s'éveillant, il a vu que la moitié de son lit et sa femme avaient disparu. " Puis il y avait eu les bombes incendiaires, volontairement lâchées sur les vieux quartiers et les pauvres. La Luftwaffe frappait avec une précision chirurgicale.
Franco avait déclaré qu'il préférait effacer Madrid de la surface de la terre que de l'abandonner aux mains des marxistes. Il avait donc livré la ville à la Luftwaffe, curieuse de connaître les effets d'un bombardement de masse sur l'une des plus grandes villes européennes. Par milliers, les habitants volaient en éclats, leurs corps démantelés, réduits en bouillie ou incinérés."
(PP. 132-133).

Bataille de Teruel (DR).

- "Les Espagnols me demandèrent qui j'étais. Anglais, répondis-je. Mais pourquoi avais-je fait tout ce chemin trop tard ? Ils faisaient partie de l'armée espagnole. Ils n'avaient pas besoin de l'aide des étrangers. Sinon ils auraient besoin du monde entier.
Mais ils ne s'opposèrent pas à ce que je leur tienne compagnie. "Tous tes camarades sont partis, de toute façon." Ils me tendirent une vieille Winchester et deux recharges de cartouches. "Tu pourras au moins te tirer une balle dans la tête."
Je restai plusieurs jours avec les espagnols, immobilisé dans la caverne glacée de leur bunker. Jamais auparavant je n'avais vu d'hommes si désespérés, si démoralisés."
(P. 145).

Portrait et pierre tombale de Laurie Lee (Montage JEA / DR).

Laurie Lee combattra dans la périphérie de Teruel. Tuera un seul homme. Un de trop à ses yeux. Sera emprisonné par erreur comme déserteur et espion. Retrouvera l'Angleterre "sans honneur mais sauvé". Avant d'être rattrapé sur l'île par d'autres bombardements. Il savait que les brouillons de ceux-ci avaient été tracés par la Luftwaffe sur l'Espagne républicaine.
Si, de tous les instants rassemblés dans ce livre de souvenirs, je n'en retenais qu'un seul, ce serait celui-ci :

- "Un jour où je jouais du violon dans la cour, il fracassa une bouteille de cognac sur une horloge à carillon qui avait osé nous déranger."
(P. 131).

5 commentaires:

Loïs de Murphy a dit…

Zut je n'ai pas le temps de tout lire, je reviendrai lire la suite.

Chr. Borhen a dit…

Je ne connaissais pas cet éléphant musicien, franchissant la montagne car ayant appris que "le pire est né" (je fais ce que je peux). Une nouvelle fois, merci.

JEA a dit…

@ Chr. Borhen

Avec l'accent anglais : comme commentaire, il y a nettement pire o' man...

Dominique Hasselmann a dit…

Impressionnant... une recherche qui va au coeur de la guerre d'Espagne, celle que décrivit un Max Gallo avant de tourner, lui aussi, casaque vers celui qui vient de faire l'apologie de Picasso/Zidane, en connaisseur surtout du deuxième.

Merci pour ce documentaire de toute beauté.

JEA a dit…

@ D. Hasselmann

Commentaire reçu de J. Hallyday himself :
- "Picasso - Zidane ??? Je ne connais pas le résultat du match."