DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

jeudi 18 mars 2010

P. 254. HHhH

.
Laurent Binet,
HHhH,
Grasset, 2010, 441 p.

Une histoire...
ou l'histoire ?

Laurent Binet et
l'attentat mortel contre Heydrich
à Prague le 27 mai 1942


Evénement inouï le 27 mai 1942 : dans la ville ville même dont il est le bourreau officiel - Prague - l'Obbergruppenführer (1) Heydrich est visé par un attentat auquel il ne survivra pas. Des patriotes tchèques parachutés de Londres viennent ainsi à bout du chef du SD et de la Gestapo (2).
Les nazis se vengeront notamment en rasant de la carte le village de Lidice : 184 hommes passés par les armes, les femmes déportées à Ravensbrück, 105 enfants enfermés à Lodz...

Dans ce premier roman, Laurent Binet met par écrit cette "Opération Anthropoïde". Un livre que l'on ouvre avec précaution, de peur de se laisser lasser par les approximations, par les raccourcis simplificateurs, par les facilités racoleuses.
En réalité, un livre que l'on ne quitte plus avant le 441e page !

Un double livre même.

A gauche : la préparation de l'attentat contre la figure unique et effarante d'Heydrich, celui qui planifie la "solution finale". Face à lui, les personnalité des patriotes, le climat d'une Prague occupée, terrorisée. Puis cette mitraillette stengun qui reste inutile entre les mains de Jozeph Gabcik tandis que Jan Kubis lance une bombe destinée à la voiture décapotable (et sans escorte) de Heydrich, engin explosif qui tombera à côté du véhicule. Enfin, le 4 juin 1942, la mort du bourreau emporté par une septicémie.... Pour finir par ce traître de service qui sauve les nazis d'un affolement et d'une frénésie générales en leur donnant les clefs d'une mise à mort des résistants.
A droite : une sorte de juxtalinéaire. Laurent Binet ne cesse de s'y remettre en cause lui-même. De se questionner sur l'honnêteté intellectuelle de son roman. Continuellement, il revient des premières lignes, du front de son livre pour reprendre de la distance, celle du respect d'hommes qui ont existé et de faits exacts qui ont marqué ces mois de mai et de juin 1942.
Cette confrontation est à la fois dérangeante et féconde. Originale. A la force de l'écriture, elle ajoute des espaces de réflexions, de libre examen qui décoiffent les lecteurs.

Ce billet va se limiter à quelques passages dont le choix reste certes subjectif.

Reinhard Heydrich, 7 mars 1904 - 4 juin 1942 (Graph. JEA / DR).

Auteur :

- "Fils d’une mère juive et d’un père communiste, nourri aux valeurs républicaines de la petite-bougeoisie française la plus progressiste et imprégné par mes études littéraires aussi bien que l’humanisme de Montaigne et de la philosophie des Lumières, que des grandes révoltes surréalistes et des pensées existentialistes, je n’ai pu et ne pourrai être tenté de « sympathiser » avec quoi que ce soit qui évoquerait le nazisme, de près ou de loin.
Mais force est de m’incliner, une fois de plus, devant l’incommensurable et néfaste pouvoir de la littérature. En effet (…) Heydrich m’impressionne."
P. 70.

Bousquet :

- "Je ressens une très grande répulsion et un profond mépris pour quelqu’un comme Bousquet (3), mais je pense à la bêtise de son assassin, à l’immensité de la perte que son geste représente pour les historiens, aux révélations qui n’auraient pas manqué lors du procès et dont il nous a irrémédiablement privés, je me sens submergé de haine, il n’a pas tué d’innocents, c’est vrai, mais c’est un fossoyeur de la vérité. Et tout ça pour passer trois minutes à la télé ! Monstrueuse, stupide excroissance warholienne !"
PP. 324-325.

Education nationale :

- "L’honneur de l’Education nationale est bel et bien défendu par les profs qui, quoi qu’on puisse en penser par ailleurs, ont vocation à être des éléments subversifs, et méritent qu’on leur rende hommage pour cela."
P. 277.

Héros oubliés :

- "Je regarde une carte de Prague sur laquelle sont pointés tous les ppartements des familles qui, ont aidé et hébergé les parachutistes, engagement qu’elles ont presque toutes payé de leur vie. Hommes, femmes et enfants, naturellement (…). Chaque membre de chacune de ces familles mériterait son propre livre, le récit de son engagement dans la Résistance jusqu’à Mauthausen et son tragique dénouement. Combien de héros oubliés dorment dans le grand cimetière de l’Histoire…"
P. 244.

HHhH :

- "Himmlers Hirn heißt Heydrich – le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich."
P. 180.


La décapotable d'Heydrich après l'attentat (DR).

H - Heydrich :

- "Il décide sobrement de se faire appeler H. C’est en quelque sorte son premier alias, avant l’ère, des surnoms dont il sera bientôt affublé : « le bourreau », « le boucher », « la bête blonde », et, celui-ci donné par Adolf Hitler en personne, « l’homme au cœur de fer ».
Je ne crois pas que le H se soit imposé comme une appellation très répandue auprès de ses hommes (qui lui préféreront « la bête blonde », plus parlant). Sans doute trop de H éminents au-dessus de lui risquaient-ils d’engendrer de regrettables confusions : Heydrich, Himmler (4), Hitler… par prudence, il a dû de lui-même laisser tomber cet enfantillage. Pourtant, H comme Holocauste… ça aurait très bien pu servir de mauvais titre à sa biographie."
P. 53.

Lidice :

- "Hitler veut montrer ce qu’il en coûte de défier le Reich, et Lidice lui sert de victime expiatoire. Mais il vient de commettre une grave erreur. Ayant depuis longtemps perdu le sens de toute mesure, ni Hitler ni aucun membre de l’appareil nazi n’a réalisé quel retentissement mondial va provoquer la publicité donnée volontairement à la destruction de Lidice. Jusque-là, les nazis, s’ils ne cherchaient qu’avec mollesse à dissimuler leurs crimes, appliquaient tout de même une discrétion de façade qui permettaient à certains, s’ils le désiraient, de se voiler la face quant à la nature profonde du régime. Avec Lidice, le masque de l’Allemagne nazie tombe pour le monde entier."
P. 398.

Littell :

- "Je me demande bien comment Jonathan Littell (5) sait que Blobel, le responsable alcoolique du Sonderkommando 4a de l’Einsatzgruppe C (6), en Ukraine, avait une Opel. Si Blobel roulait vraiment en Opel, je m’incline. J’avoue que sa documentation est supérieure à la mienne. Mais si c’est du bluff, cela fragilise toute l’œuvre. Parfaitement ! Il est vrai que les nazis se fournissaient massivement chez Opel, il est donc tout à fait vraisemblable que Blobel ait possédé, ou disposé, d’un véhicule de cette marque. Mais vraisemblable n’est pas avéré. Je radote, n’est-ce pas ? Les gens à qui je dis ça me prennent pour un maniaque. Ils ne voient pas le problème."
PP 307-308.


Romancier :

- "S’appuyer sur une histoire vraie, en exploiter au maximum les éléments romanesques, mais inventer allègrement quand cela peut servir la narration sans avoir de comptes à rendre à l’Histoire. Un tricheur habile. Un prestidigitateur. Un romancier, quoi."
P. 255.


Affiche tirée à Londres en 1942 par le Club des amis anglais de la Tchécoslovaquie (DR).

Saint-John Perse :

- "Saint-John Perse appartient à cette famille d’écrivains diplomates, tels Claudel ou Giraudoux, qui me dégoûte comme la gale (…).
Alexis Leger (c’est son vrai nom, et léger, il le fut en effet) accompagne Daladier (7) à Munich en tant que secrétaire général du Quai d’Orsay. Pacifiste jusqu’auboutiste, il a œuvre sans relâche pour convaincre le président du Conseil français de céder à toutes les exigences allemandes (…).
C’est donc un poète français qui prononce quasi performativement la sentence de mort de la Tchécoslovaquie, le pays que j’aime le plus au monde."
PP 106 à 108.

Titre :

- "Lorsque je parle du livre que je suis entrain d’écrire, je dis : « mon bouquin sur Heydrich ». Pourtant Heydrich n’est pas censé être le personnage principal de cette histoire. Depuis des années que je porte ce livre en moi, je n’ai jamais pensé à l’intituler autrement qu’Opération Anthropoïde (et si jamais ce n’est pas le titre que vous pouvez lire sur la couverture, vous saurez que j’ai cédé à l’éditeur qui ne l’aimait pas : trop SF, trop Robert Ludlum, paraît-il…). Or, Heydrich est la cible, et non l’acteur de l’opération."
P. 138.

Vérité historique :

- "Et ça ne choque personne, tout le monde trouve ça normal, bidouiller la réalité pour faire mousser un scénario, ou donner de la cohérence à la trajectoire d’un personnage dont le parcours réel comporterait trop de cahots hasardeux et pas assez lourdement signifiants. C’est à cause de ces gens-là, qui trichent de toute éternité avec la vérité historique pour vendre leur soupe, qu’un vieux camarade (…) peut s’étonner innocemment, et me dire : « Ah bon, c’est pas inventé ? »
P. 68.


Notes :

(1) "Le deuxième plus haut grade de la hiérarchie SS, si l'on excepte le titre de Reichsführer, réservé à Himmler. Seul le grade d'Oberstgruppenführer le suprasse, que personne n'a encore atteint." (PP. 193 - 194).
(2) Sicherheitsdienst : Service de sécurité et de renseignemennt SS. Il englobe la Gestapo (Geheime Staatpolizei - police secrète d'Etat) et la Kripo (Kriminal polizei).
(3) René Bousquet, 11 mai 1909 - 8 juin 1993. Secrétaire général de la Police sous Vichy et ce, entre avril 1942 et dcembre 1943. Assassiné par un illuminé, Christian Didier. Bousquet était inculpé depuis 1991 pour "crimes contre l'humanité".
(4) Henrich Himmler, 7 octobre 1900 - 23 mai 1945. Reichführer de la SS et Chef der Deutschen Polizei. S'est suicidé.
(5) Auteur des Bienveillantes, Gallimard, 2006.
et de l'essai Le Sec et l'Humide, Gallimard, 2008.
(6) "C'est en Pologne qu'Heydrich inaugure sa plus diabolique création : les Einsatzgruppen. Des troupes de SS spéciales, constituées de membres du Sd ou de la Gestapo, chargés de nettoyer les zones occupées par la Wermacht". P. 152.
(7) Edouard Daladier, 18 juin 1884 - 10 octobre 1970. Ce radical reste, pour la France, comme "l'homme de Munich", accords déshonorants signés avec Hitler en 1938.

10 commentaires:

Brigetoun a dit…

encore un livre sur la période, accompagné d'une réflexion sur la légitimité de la chose - raison pour laquelle il est passé à côté de la polémique ?

JEA a dit…

@ brigetoun

Maurent Binet affirme être fasciné par cette histoire depuis son enfance.
Il a sans aucun doute rassemblé une documentation très fouillée.
Il s'est gardé de plagier qui que ce soit. Au contraire, il décortique les auteurs qui l'ont précédé.
Mais avant tout, son livre est bien charpenté, avec une écriture très personnelle.
Le tout le mettant au-dessus de polémiques parfois justifiées, d'autres fois pour cause d'égos surdimentionnés.

MH a dit…

... Jonathan Littell a subi un assaut considérable, Laurent Binet en se (nous) questionnant prend les devants ?

(Brrrr, H faudrait peut-être que je revois mon nom ;-)

JEA a dit…

@ MH

Ah, Littell... Nous ne sommes pas sortis de l'auberge littéraire.
Laurent Binet a vite la dent dure. Mais ici, il défend et illustre sa propre méthode.
Si dans son HHhH, il est écrit p. 194 :
- "Heydrich débarque à Prague le jour même où sa nomination est annoncée au peuple tchèque (...) Son avion se pose à l'aéroport de Ruzyne(...) un trimoteur Junker modèle Ju 52."
Nous pouvons recouper tant que nous voulons, chaque mot est conforme aux faits réels. Et cette méticulosité dans le respect de l'histoire, et des personnages, et des lecteurs, ce respect marque les 400 pages du livre.
A propos de Littell, Binet s'interroge sur le degré de crédibilité...

Unknown a dit…

En conclusion je vais demander qu'on me l'achète ce livre ;o)
Je pourrais à mon coeur défendant donner mon impression ...
Ce qu'il y a de bien chez vous c'est la manière de poser vos réflexions ... Elle donne de l'appétit à la lecture ...:o)
Douce soirée ...

JEA a dit…

@ MARIE

Quand un livre trouve sa place sur les rayonnages de ce blog, jamais il n'est lu à la place de celles et de ceux qui s'arrêtent ici...

MH a dit…

Merci JEA pour vos réponses toujours respectueuses, détaillées et sensées.
(pardon pour la faute 'que je revoiE', donc à ne pas revoir;-)

Au passage et à tout hasard... auriez-vous d'autres photos d'attentats manqués ou réussis ?

D. Hasselmann a dit…

Laurent Binet n'aura sans doute pas, hélas, le succès médiatique de Littel, le fils, ou de Yannick Haennel qu'a épinglé Claude Lanzmann.

Merci d'avoir fait un panorama auissi coumenté de ce livre et de cet épisode historique auquel il renvoie.

JEA a dit…

MH

si vous pensez par exemple à la nuit de cristal qui s'est déroulée à Anvers (et aux dimensions de cette métropole), certes oui
mais pas pour ce qui sort de mon espace de compétences très réduites, comme l'attentat qui marqua un tournant dans la dictature d'Hitler...

JEA a dit…

@ D. Hasselmann

je suppose que le Goncourt du premier roman, cela signifie des exemplaires achetés non pour l'auteur et pour le contenu du bouquin mais pour l'étiquette ?!?
même ces lecteurs-là ne seront pas déçus
puis le peu de critiques dont j'ai eu le temps de prendre connaissance, devraient néanmoins soutenir ce roman
enfin le plus précieux : l'estime que Laurent Binet va - même à son corps défendant - voir enfler au fil des commentaires dans les différentes galaxies des lectures...