Signature de Jean Cocteau (Mise en graph. JEA / DR).
Eluard à Cocteau :
"Que vous avez eu tort de vous montrer soudain parmi les censeurs"...
Si vous revenez à la Page 157 de ce blog : "Août 1945, Pierre Dac face à Leni Riefenstahl", vous (re)lirez ce commentaire de Claire :
- "... si un jour l'envie vous prend, cela m'intéresserait que vous puissiez nous instruire davantage sur l'ambiguïté politique de Cocteau."
Vont suivre quelques tentatives de réponses. Plus exactement des esquisses. Pas de jugements. Sans évocations esthétiques. Mais se posent la question de choix moraux. Et d'engagements publics. Quand la politique et l'art sont dans le lit d'un même fleuve vert de gris.
Cocteau fut-il antisémite ? Tira-t-il profit de la mise au ban de la société vichyste ou même de l'extermination d'autres créateurs lui portant ombrage ?
La réponse est sans équivoque : non.
Son père, Georges, était certes un antisémite notoire mais Cocteau se garda bien de s'inscrire dans sa lignée (le suicide de ce père - le 5 avril 1898 - fut d'ailleurs couvert par une chappe de non-dits).
Dans les montagnes d'écrits racistes et injurieux quand ils ne contenaient pas des délations et/ou des appels au meurtre des juifs, dans cette montagne qui reste une honte pour nombre d'intellectuels français, jamais la signature de Cocteau n'a été relevée.
Cocteau compta-t-il au nombre des artistes collaborateurs ?
La balance de l'histoire présente deux plateaux.
Oui, Cocteau servit de cible à quelques chevaliers blancs de la Révolution nationale ainsi qu'à des cireurs des bottes allemandes.
Son homosexualité et sa toxicodépendance n'entraient pas exactement dans les cadres des serviteurs de l'ordre nouveau. Inutile d'insister.
Mais la lecture de journaux de ces années noires apprend que parmi ceux rédigés en Français par des Français, figurent des articles d'anthologie, haineuse vis-à-vis de Cocteau s'entend.
Deux pièces de Cocteau servent de paratonnerres :
- La Machine à écrire
et
- Les Enfants terribles.
De la première, dans Je suis Partout, Lucien Rebatet écrivit :
- "Nous ne pouvons plus que mépriser Cocteau, le truqueur, l’énervé, le cuisinier de l’équivoque, des artifices les plus soufflés et les plus écoeurants (…). Il est responsable de tout ce qu’il a cassé et flétri, du cortège de jobards mondains, de pédérastes, de douairières excitées qui gloussaient au génie derrière ses pas (…). De palinodies en mensonges, de tarabiscotages en turlupinades, il a touché le bas de la pente." (1)
Fernand de Brinon, "délégué du Gouvernement français auprès des autorités d’occupation", avait marqué sa totale opposition à la mise à l'affiche de cette pièce au Théâtre Hébertot et ceci, au nom de la "morale".
Néanmoins autorisée le 29 avril 1941 par la Propaganda-Staffel, n'hésitant pas à ingliger ce camouflet au "délégué", La Machine à écrire se trouva interdite dès le lendemain pour cause de scandale.
Jean Marais, acteur principal, se distinguera en offrant un mauvais quart d'heure à Alain Laubreaux (2) qui avait signé, dans Je suis partout (3), cette répugnante allusion :
- "Marais ? L’homme au Cocteau entre les dents". (4)
Les Parents terribles connurent aussi une interdiction d'affiche le 8 décembre 1941. Toujours en conséquence d'une levée de boucliers de collabos dénonçant une pièce "contraire à l’œuvre de résurrection nationale". Pour mieux muscler leur opposition vertueuse, ces serviteurs zélés de l'ordre nouveau attaquèrent en règle la salle de théâtre...
Puis, au nom sacré du "service de l’ordre", pour un motif "avant tout raciste", le même Alain Laubreaux, dans le même Je suis partout, y alla de son venin. Avec l'approbation et l'appui de Céline :
- "Sur le plan raciste, alors je vous suis à cent pour cent. Raison de race doit surpasser la raison d’Etat. Aucune explication à fournir." (5)
Paris aux bottes d'Adolf Hitler. A sa droite, le sculpteur Arno Breker en uniforme (Cadr. JEA / DR).
Cocteau ne fut pas pour autant un innocent persécuté.
Ainsi, rien qu'en 1943, sa pièce Renaud et Armide est jouée à la Comédie-Française. Il met en scène, décore et habille Antigone à l’Opéra. Il supervise la musique de L’Éternel retour. Il tient un rôle dans le film de Guitry La Malibran…
S'il comptait des censeurs acharnés mais français, du côté allemand nazi, il put compter sur une protection efficace et sans faille. En réalité, il donna plus que des gages et au Vichysme et à la collaboration littéraire.
Ce relevé personnel ne se veut pas exhaustif. Il se passe de commentaires :
- Comparant les politiques d'avant l'invasion avec Hitler, le poète estima : "Chez Hitler, c'est le poète qui échappait à ces âmes de pions"... (6)
- Cocteau participa aux débuts de La Gerbe, journal financé par l’Ambassade allemande et la Propaganda-Staffel. Jean Anhouil et Charles Dullin, pour ne citer qu'eux, adoptèrent le même engagement.
- Il a rejoint les auteurs d'un complaisant : "De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain", livre luxueux placé sous la direction de Sacha Guitry.
- A la NRF, version collabo, Cocteau écrivit "suffisamment pour donner une apparence de légitimité à l’entreprise de Drieu". (7)
- Il se plaça sous la protection officielle d'Ernst Jünger, officier (chargé de la censure) à l'Etat-Major de la Wermacht à Paris.
Il fréquenta avec assiduité l'ambassade allemande à Paris et sut s'attirer les sympathies de l'épouse de l'ambassadeur, Otto Abetz.
L'Institut Allemand était également incrit à son agenda. De même que des rencontres avec Albert Speer, l'architecte chouchou d'Hitler (au Maxim’s). Cocteau veillait à ses entretiens avec Gerhardt Heller (chez Prunier), ce responsable de la section littéraire de la Propaganda qui affirmait aux autorités allemandes : "Vous ne comprenez pas qu'en interdisant, en internant, vous fabriquez des martyrs. Cela nuit à votre cause bien plus que l'activité des gens que vous frappez ainsi. Jamais vous n'obtiendrez de cette façon votre Europe nouvelle". (8)
Mai 1942, inauguration de l'exposition Breker, à l'Orangerie des Tuileries (Photo : LAPI/Roger-Viollet. DR).
Si l'on en croit le Centre Pompidou, dans son "Parcours pédagogique pour les enseignants", le seul problème posé par le poète sous toute l'occupation se résumerait à une "imprudence" :
- "Cocteau commet une imprudence qui lui sera vivement reprochée. Au printemps 1942, Laval décide d’organiser une exposition du sculpteur officiel du Reich, Arno Breker, et Cocteau sans la moindre pression publie dans Comœdia du 23 mai un "Salut à Breker".
Ce faisant, le Centre évite soigneusement soigneusement de rappeler des réactions à cet article où le salut à Breker, sculpteur officiel du IIIe Reich, passe par la mise en valeur du "trésor du travail national".
Or Paul Eluard ne mâcha pas ses mots :
- "Freud, Kafka, Chaplin sont interdits par les mêmes qui honorent Breker. On vous croyait parmi les interdits. Que vous avez eu tort de vous montrer soudain parmi les censeurs ! Les meilleurs de ceux qui vous admirent et qui vous aiment en ont été péniblement surpris."(9)
Ni Mauriac :
- "L’infâme article de Cocteau." (10).
Comœdia, 23 mai 1942 (DR).
Enfin, le plus triste. L'arrestation comme juif de Max Jacob. Il écrit à Cocteau le 24 février 1944. Donc il a toute confiance en celui qu'il considère comme l'un de ses plus précieux amis :
- "Cher Jean,
Je t'écris dans un wagon par la complaisance des gendarmes qui nous encadrent. Nous serons à Drancy tout à l'heure. C'est tout ce que j'ai à dire. Sacha, quand on lui a parlé de ma sœur (11), a dit : « Si c'était lui, je pourrais quelque chose ! » Eh bien, c'est moi. Je t'embrasse.
Max"
Le 5 mars, Max Jacob s'éteint à Drancy. Cocteau a tenté en vain de faire jouer ses relations nazies. La Shoah ne s'encombrait pas de copinages...
Jean-Claude Brialy résumait ainsi ce drame :
- "Le fait est qu'il y a eu une vraie lâcheté de la part de Guitry. Cocteau, lui au moins, avait des remords. Il faut dire qu'il était très occupé à surveiller Marais dans toutes ses frasques. Guitry et Cocteau se sont bougés mais pas assez tôt, pas assez vite. Picasso, lui, n'a rien fait du tout et c'est sans doute ce qui a le plus blessé Max Jacob, même s'il savait que Picasso était moins bien introduit dans le milieu. De toutes façons, à part lui-même, personne ne l'intéressait. Cocteau, en revanche, s'en voulait de ne pas avoir fait davantage pour Max car il l'adorait." (12)
Ainsi se termine un bilan forcément réducteur.
Cocteau a effectivement été malmené par quelques collabos. Il est passé à travers ces tempêtes sans entrer en clandestinité, sans jamais faire un pas vers la résistance. Il a préféré la fréquentation assidue des occupants. Ces derniers en tirèrent profit qui préféraient ne pas affronter les intellectuels français mais au contraire les amadouer, les flatter, les compromettre, susciter des tumeurs à l'intérieur même de la culture. Paris, quel symbole de la revanche sur 14-18, devait être le club de vacances des troupes mises au repos loin du front. Et Paris devait garder son maquillage de ville lumière avec ses théâtres, ses cinémas, ses journaux, ses cabarets... avec des artistes sans allergies aux uniformes venant grossir le public.
S'il fallait résumer : Cocteau, un opportuniste de l'occupation. Mais cet avis n'est que personnel.
Non, ils ne regrettèrent rien : Breker et Cocteau, le sculpteur qui porta l'uniforme nazi et celui qui salua son "travail national" (DR).
NOTES :
(1) Sous le pseudonyme de François Vinneuil, "Marais et Marécage", Je suis partout, 12 mai 1941.
(2) Son style : "Le théâtre de France doit être purgé des Juifs, depuis les combles jusqu'au trou du souffleur". Alain Laubreaux fut l'auteur de la seule pièce de théâtre antisémite de l'occupation : "Les pirates du ciel".
(3) Signatures réunies par Je suis partout : Jean Anouilh, Marcel Aymé, Maurice Bardèche, René Barjavel, Georges Blond, Robert Brasillach, Louis-Ferdinand Céline, Pierre-Antoine Cousteau, Pierre Drieu La Rochelle, Lucien Pierre Gaxotte, Pierre Halévy, Claude Jeantet, Alain Laubreaux , Jean de La Varende, Lucien Rebatet, Claude Roy, Ralph Soupault, Michel Zamacoïs…
(4) La réaction violente de Jean Marais est reconstituée dans le film de Truffaut : Le Dernier Métro (1980) avec Catherine Deneuve, Gérard Depardieu, Jean Poiret...
(5) Céline à Alain Laubreaux, Je suis partout, 22 novembre 1941.
(6) Philippe Burrin, La France à l'heure allemande, Seuil, 1995, p. 352.
(7) Herbert R. Lottman, La Rive gauche, Seuil, 1981, p. 199.
(8) Déclaration reprise dans Le Dernier Métro.
(9) Lettre à Jean Cocteau, 2 juillet 1942.
(10) Lettre à Jean Paulhan, 2 janvier 1944. Fonds Jean Paulhan, Archives IMEC.
(11) Exterminée comme juive.
(12) Interview dans La Libre Belgique, 14 septembre 2007.
19 commentaires:
un mondain
@ brigetoun
Et toc !
Quel billet passionnant ( comme tous d'ailleurs)
en débutant ma lecture je pensais effectivement au film "le dernier métro" et à la scène avec "Daxia"
Cocteau pas vraiment coupable mais ...pas très courageux non plus et préoccupé de notoriété et réussite
@ Dominique
Vous avez raison, Alain Laubreaux avait choisi "Daxia" comme pseudo pour signer certains de ses articles dans Je suis partout. Le film de Truffaut est quasi documentaire à son propos.
Michel Berger avait fichtrement raison : résistons , ne serait-ce qu'à la connerie inhumaine !
Toujours cette ambiguïté de l'Art qui échapperait au politique. Pas très courageux peut-être, mais on peut le dire de tant d'autres personnalités à qui cela ne fut jamais reproché. Écrivains, artistes préoccupés d'eux seuls. Puis reconnus et célébrés en temps de paix, comme si de rien n'était. Le silence de Picasso face à Max Jacob fit moins débat que la dramatique inefficacité de Cocteau.
Combien de politiques ont protégé des criminels, de longues années après la guerre ?
Combien de comédiens allèrent en Allemagne pour des 'raisons professionnelles' alors que nul ne les contraignait ? Et aujourd'hui, combien d'entre eux feignent d'ignorer la dictature qui les accueille et les fête ? Combien d'entre eux se vendent -fort cher- dans des pays où les femmes et les hommes n'ont que le droit de subir ? Art prétexte. Caution d'un nom apporté.
Grand merci pour ce passage (des panoramas) éclairé, éclairant sur l'amateur de cocktails pas forcément tricolores.
Extrait du tract "Vos gueules !", diffusé en janvier 1943 par le groupe "La Main à Plume" :
"Ils l'on bien gagné le cocotier, la crotte au cul, le croque-selles et le Crocteau ! (...)
A l'instant, Messieurs dames, l'anus Dei Paul Claudel et le pote aux macs Jean Cocteau ne patronneront plus longtemps vos partouzes du tour de la pine ; c'est dans le cinéma de Monsieur Lescure que demain nous acclamerons "LÂge d'or", tandis que l'usine à gaz de Philippe Dumaine, aux mains de ceux pour qui Rousselot est aujourd'hui tout autre qu'un poète, distillera pour vous tous, le jour durant, la mort parfumée des poux."
Source : Michel Fauré, "Histoire du surréalisme sous l'Occupation" (La Table ronde, collection de poche "La petite vermillon", 2003, page 217).
@ Cactus homme lézard
Avec vous sur les barricades...
@ Elisabeth.b
Mais l'art devient prétexte. Il "sert". Est mutilé en passage du commerce, récupéré en propagande, utilisé pour une dilatation du moi à n'importe quel prix...
@ Dominique Hasselmann
Dites donc quand ils mettaient la main à la plume, c'était pour la plonger dans du picrate !!!
J'ai l'autobiographie de Jean Marais dans ma bibliothèque... Je vais la relire, tiens, du coup !
@ Anna de Sandre
Bong sang mais c'est bien sûr, ce volume-là doit dormir assez loin dans l'une de mes bibbliothèques et je n'y ai point pensé en préparant cette page...
Une seule certitude : à la libération de Paris, Jean Marais s'est engagé à la 2e DB. Il fut affecté à la 3e compagnie du 501e régiment de chars de combats (RCC). Retour à la vie civile : 1945.
merci pour Claire encore trop appliquée chez Christophe à s' impliquer pour s'impliquer ici : je sais c'est compliqué !
à lundi !
@ Cactus homme lézard
"c'est compliqué...
à peine ?!?
Quelle heureuse surprise !!
Par ce billet passionnant, vous avez réussi avec talent et beaucoup de délicatesse à résumer la position de Cocteau.
Le lien sonore sur le testament d'Orphée m'intrigue...je crois n'avoir vu que la Belle et la Bête et j'irais bien rechercher ses autres films.
En guise de remerciement et comme je ne suis pas poète, je vous envoie quelques perles de Max Jacob glanées ci et là sur le net.
Ainsi il parle "des truffes dans le coeur" et "il était de ceux qui pensent avec le derrière de la tête" en 1917 (je ne peux m'empêcher de penser à ses amis lâcheurs en 44) Ou ce passage sur l'humour... le sien était si particulier..extrait de "Conseils à un jeune poète"
"(...) L'unique remède qui dénoue les nerfs du monde sans l'endormir, lui donne sa liberté sans le rendre fou et mette dans les mains des hommes, sans les écraser, le poids de leur propre destin."
Ensuite ce petit bijou en prose du Cornet à Dés (surtout ne cherchez pas à comprendre vous y perdriez en plaisir!) superbe de drôlerie, de tristesse et de burlesque:
"Un sourire pour cent larmes"
Le cheval respire avec peine : la drogue qu'il reçut pour lui donner du zèle a trahi le projet! et les idoles au faîte des monts ne paraissent pas encore. L'homme insensé piquait les flancs de son cheval et l'univers n'était pas plus grand qu'une calebasse. L'étendard de fumée marquait le sol natal. Reculer? jamais on n'est sorti d'ici. Plus avant ? hélas! le cheval va mourir sur place. Mais voici qu'on entend des musiques dans l'air, c'est comme si l'on grillait de l'idéal. Le printemps joue aux boules avec des arbres verts, et quarante poulains sont vomis par le val."
J'espère ne pas avoir trop encombré votre blog.
Grand merci pour cette belle soirée que j'ai passée grâce à vous JEA et grâce à Max Jacob.
@ claire
Merci de m'avoir fait rouvrir des bouquins qui s'ennuyaient...
et puis un blog polyphonique, voilà qui change des soliloques.
Je relis "un sourire pour cent larmes"... au fond ce n'est pas drôle du tout, mais la dernière phrase comment l'entendez-vous ?
Votre avis d'exégète ?
@ claire
jamais qu'un lecteur parmi tant d'autres :
- "Le printemps joue aux boules avec des arbres verts, et quarante poulains sont vomis par le val."
Par ici, respirant dans un couloir à vents libertaires, au printemps, ceux-ci semblent prendre plaisir à décoiffer les arbres avec leurs feuilles nouvelles
et ce plaisir semble partagé
mais les quarante (j'ignore tout de la symbolique éventuelles des chiffres) poulains qui sont rejetés ou au contraire s'échappent d'un val sans dormeur ???
mystère sinon une autre image de musique qui s'élève, les sabots et les hénissements, les ballets des crinières...
Bonjour,
Au sujet de Picasso, j'ai trouve le texte ci-dessous dans la page officielle de Max Jacob :
"Prade ordonne à Picasso qui « s’est mis à sa totale disposition » de ne pas signer cette lettre «psychologiquement j’estimais que sa caution ne nous apporterait rien d’autant plus qu’il venait d’être inquiété »"
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