DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

jeudi 20 mai 2010

P. 284. Mai 1904 : Charcot au Pôle sud

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Le "Français" construit en 1903 (Graph. JEA / DR).

Journal personnel
de Charcot :
sa première Expédition
Antarctique...

En 1903, Jean-Baptiste Charcot (1) qui se définit lui-même comme fils à papa (2), fit construire un navire d'exploration polaire. Mais la fortune familiale ne pouvant faire face aux dépens d'une croisière de recherches dans les glaces, le quotidien Le Matin lança une souscription de soutien. Celle-ci rencontra un véritable enthousiasme national. Les fonds affluèrent et Charcot put lever l'ancre. Non sans avoir rebaptisé son bateau du nom de "Français" (3) pour marquer sa reconnaissance.

Le 27 janvier 1904, Charcot met le cap vers les Shetland du sud, partant pour hiverner au Pôle sud.

1er mai 1904 :

- "Mes cultures de microbes, provenant de l'eau de mer et des intestins des différents animaux de l'Antarctique, poussent très bien ; je vais m'efforcer, par des repiquages fréquents, de les rapporter vivants en France ; aussi les ai-je logés dans ma cabine pour pouvoir mieux les soigner." (4)

2 mai :

- "Rien ne m'est plus agréable que d'entendre rire les hommes, s'amusant franchement, se plaisantant mutuellement, sans méchanceté, jamais grossiers, nullmement gênés par ma présence, et restant cependant toujours très respectueux."

Jean-Baptiste Charcot (DR).

7 mai :

- "Pendant notre excursion, nous avons entendu sous nos pieds des chocs répétés puis, avec un gros bouillonnement un trou rond s'est formé et un phoque a montré en soufflant sa bonne grosse tête : il nous a regardés avec étonnement, mais sans frayeur, se dressant, autant qu'il le pouvait au-dessus de la glace puis, après avoir largement respiré, il s'est enfoncé de nouveau."

14 mai :

- "Depuis trois jours la glace se forme enfin autour de notre bateau et elle commence déjà à être solide. Je fais entretenir un trou à feu le long du bord en cas d'incendie et deux autres au-dessous des poulaines (5). A l'avant, partant de celles-ci, la congélation de l'urine a formé une stalactite merveilleuse qui ressemble à un bloc d'onyx avec des teintes et des veinures jaunes produisant un effet extrêmement joli."

15 mai :

- "{Les cormorans} sont d'aimables bêtes, nullement farouches avec nous, et unies en d'excellents ménages ; vivant deux par deux ils passent leur temps à s'embrasser, à se faire des amabilités en prenant des poses extrêmement gracieuses. Très fréquemment ils se tiennent par l'extrémité du bec et, décrivant de jolies courbes avec leur cou, balancent lentement leur tête de droite à gauche.
Ils ont une allure aristrocratique qui jure avec l'air bourgeois de leurs voisins et amis les pingouins."

22 mai :

- "Avec - 7° et du calme, nous avons véritablement souffert de la chaleur et je suis sorti pour d'assez longues courses en pantalon et chemise sans me couvrir ni les oreilles, ni les mains. L'humidité en bas devint abominable ; la glace due à la condensation (...) se mit à fondre et nous fûmes ainsi gratifiés d'une pluie abondante."

Signature de Charcot (Graph. JEA / DR).

24 mai :

- "Me voilà bien ! J'ai maintenant de l'oedème de la paupière ! Doigt mort, sifflements d'oreilles, polyurie, crampes nocturnes, oppression ! Que va-t-il m'arriver ? Vais-je mourir subitement, m'affaiblir graduellement ou devenir impotent ? Avoir été si vigoureux et tomber en état d'infériorité, avoit tant combattu et être vaincu avant d'avoir fait quelque chose !"

25 mai :

- "Nous avons causé longuement (...), nous promettant mutuellement dans le cas ou l'un ou l'autre deviendrait infirme, soit accidentellement, soit par une maladie quelconque, de nous rendre le service d'abréger cette situation. je suis plus tranquille maintenant, advienne que pourra."

29 mai :

- "Au coucher du soleil la neige a cessé de tomber, la brume s'est levée et nous avons assisté à l'un de ces merveilleux spectacles si fréquents dans l'Antarctique, mais dont on ne se lasse jamais. Les montagnes, aux sommets encore cachés dans la brume, étaient teintées de rose, et tandis qu'au Nord le ciel se trouvait partagé en deux, noir comme de l'encre vers l'Ouest, bleu d'acier vers l'Est, dans le Sud des tons rose et azur d'une exquise douceur se confondaient sans se heurter, et la glace et les icebergs se paraient de reflets multicolores."

Chez Omnibus : Le roman des Pôles (DR).

NOTES :

(1) Jean-Baptiste Charcot, 1867-1936. Mort dans le naufrage de son bateau, la nuit du 15 au 16 septembre 1936 sur une côte islandaise.
(2) Jean-Martin Charcot, 1825-1893, père de Jean-Baptiste. Neurologue qui compta Freud parmi ses élèves, l'année académique 1885-1886.
(3) A remarquer l'illustration de couverture chez Omnibus. La peinture originale est signée Julian Taylor. Le bateau porte le, nom de "Pourquoi pas ?" alors que le journal de Charcot a été écrit sur le "Français"...
(4) Lire : Le roman des Pôles, Nansen, Amundsen, Charcot, Avant-propos de Jean-Louis Etienne, omnibus, 2008, 967 p.
(5) Cabinets des marins.

10 commentaires:

Brigetoun a dit…

ô mes admirations enfantines !

Tania a dit…

Une belle plume, ce Charcot.

JEA a dit…

@ brigetoun

Pas de femmes à bord, elles restent sur les rives, pour les rêves...

JEA a dit…

@ Tania

Un beau compliment, venant de vous...
Ce diplômé en médecine avait-il auparavant suivi des latin-grec pour balancer aussi bien ses phrases ?

D. Hasselmann a dit…

Hissez haut le grand phoque !

JEA a dit…

@ D. Hasselmann

Tant que ce n'est pas le phoque-wulf...

MH a dit…

Je connaissais le Charcot neurologue (les photos de ses patientes hystériques font partie de ma collection;-) mais je suis ravie de faire la connaissance de son fils explorateur. Chouettes extraits, merci!

La Feuille a dit…

Je cite
"Rien ne m'est plus agréable que d'entendre rire les hommes, s'amusant franchement, se plaisantant mutuellement, sans méchanceté, jamais grossiers, nullmement gênés par ma présence, et restant cependant toujours très respectueux."
Je commente : ça n'a rien à voir du tout ou presque mais cette phrase me rappelle, de façon émouvante, des moments vécus dans ma classe. J'étais là sans y être, sans qu'il y ait de gêne...
Moments somptueux !
Merci pour ce fragment et les souvenirs qui vont avec...

JEA a dit…

@ MH

La fils n'écrivait pas comme un manchot et avait été capable de sortir de l'ombre de son paternel...

JEA a dit…

La Feuille

@ Pas impossible, très probable même que nous ayons, chacun en des décors différents, ressentis les mêmes apesanteurs loin des orages et des bourrages de crânes...