Antwerp-Anvers, Gare du Sud (Détail d'une carte postale / DR).
shlof, shlof, shlof !
der tate vet forn in dorf,
vet er brengen an epele,
vet zayn gezunt dos kepele !
shlof, shlof, shlof !
der tate vet forn in dorf,
vet er brengen a nisele,
vet zayn gezunt dos fisele !
...
vet er brengen an entele,
vet zayn gezunt dos hentele !
...
vet er brengen a hezele,
Fiction :
0y vey iz mir…
Antwerp. 10 mai 1940.
Les parents connaissent les exodes où l’on s’en va les mains presque vides. Avec leurs cinq enfants (Elya est l’aînée), Johanna et Jacob rassemblent quelques baluchons et se hâtent comme dans un film en accéléré, en noir et blanc aussi, vers la Gare du Sud.
Le hall est parsemé de brancards. Pêle-mêle, malades et blessés des hôpitaux. Vieillards grabataires des hospices. Hallucinés et camisoles de force des asiles. Fumées acres et odeurs grises. Cris aigus et affolements prolongés.
Avant deux semaines, il n’y aura pas de train accessible et qui permette de prendre ses distances avec les avancées allemandes. Pendant ce temps interminable, la Belgique se consume au même rythme que sa neutralité, papier chiffonné et jeté au bûcher de la guerre.
Au soir, devant Elya, le père se confie pour la première fois et regrette :
"En Pologne, nous tentions de supporter l’antisémitisme comme une catastrophe naturelle. Ailleurs, on parle des sauterelles ou des inondations ou encore des éruptions volcaniques ou des tremblements de terre. Là-bas, des Polonais semblent l’avoir sucé dans le lait de leur mère. Ils ne se sentent plus. C’est plus fort qu’eux. Et mon père disait de même. Et mes grands pères. Et les plus vieux encore. Toujours les pogroms. Voler, casser, violer, humilier, assassiner.
Les parents connaissent les exodes où l’on s’en va les mains presque vides. Avec leurs cinq enfants (Elya est l’aînée), Johanna et Jacob rassemblent quelques baluchons et se hâtent comme dans un film en accéléré, en noir et blanc aussi, vers la Gare du Sud.
Le hall est parsemé de brancards. Pêle-mêle, malades et blessés des hôpitaux. Vieillards grabataires des hospices. Hallucinés et camisoles de force des asiles. Fumées acres et odeurs grises. Cris aigus et affolements prolongés.
Avant deux semaines, il n’y aura pas de train accessible et qui permette de prendre ses distances avec les avancées allemandes. Pendant ce temps interminable, la Belgique se consume au même rythme que sa neutralité, papier chiffonné et jeté au bûcher de la guerre.
Au soir, devant Elya, le père se confie pour la première fois et regrette :
"En Pologne, nous tentions de supporter l’antisémitisme comme une catastrophe naturelle. Ailleurs, on parle des sauterelles ou des inondations ou encore des éruptions volcaniques ou des tremblements de terre. Là-bas, des Polonais semblent l’avoir sucé dans le lait de leur mère. Ils ne se sentent plus. C’est plus fort qu’eux. Et mon père disait de même. Et mes grands pères. Et les plus vieux encore. Toujours les pogroms. Voler, casser, violer, humilier, assassiner.
Sans doute pourrait-on retrouver un début mais, je te le dis, c’est sans fin…
Aussi quand s’arrondit le ventre de ta mère, nous avons décidé que tu ne connaîtrais pas les mêmes horreurs à répétition. Dès que tu as eu deux ans, ce pays de malheur n’a plus vu que nos dos s’éloignant.
Nous pensions aux Etats-Unis. Bien des choses contradictoires se racontaient alors. Qu’un juif aussi pouvait y trouver sa place en paix. On parlait d’un monde moderne où ne plus s’éclairer à la chandelle ou à l’huile. Avec des machines qui rendraient le travail moins abrutissant. Des voitures partout et pas des chariots traînés par des chevaux malingres. Des maisons solides et brillantes, plus celles de bois malade d’un shtetl (1) et qui brûlaient comme des allumettes au premier pogrom nous tombant dessus. Et parler yiddish (2) sans se faire cracher au visage.
Je ne te l’avais jamais expliqué jusqu’ici. Mais voilà pourquoi la mer nous attirait. Un dernier port sur la rive du vieux continent. Puis le bateau cap sur New-York. La statue dans la brume d’un matin tant espéré, la liberté, Elya, même pour les juifs !
Tu vois, nous étions en 1919. Encore bébé, tu as été si gentille tout au long de notre fuite à travers l’Europe. Comme si tu respirais un air de moins en moins lourd.
Pour te bercer, ta mère chantonnait :
Je ne te l’avais jamais expliqué jusqu’ici. Mais voilà pourquoi la mer nous attirait. Un dernier port sur la rive du vieux continent. Puis le bateau cap sur New-York. La statue dans la brume d’un matin tant espéré, la liberté, Elya, même pour les juifs !
Tu vois, nous étions en 1919. Encore bébé, tu as été si gentille tout au long de notre fuite à travers l’Europe. Comme si tu respirais un air de moins en moins lourd.
Pour te bercer, ta mère chantonnait :
shlof, shlof, shlof !
der tate vet forn in dorf,
vet er brengen an epele,
vet zayn gezunt dos kepele !
shlof, shlof, shlof !
der tate vet forn in dorf,
vet er brengen a nisele,
vet zayn gezunt dos fisele !
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vet er brengen an entele,
vet zayn gezunt dos hentele !
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vet er brengen a hezele,
vet zayn gezunt dos nezele !
...
vet er brengen a feygele,
vet zayn gezunt dos eygele !" (3)
...
vet er brengen a feygele,
vet zayn gezunt dos eygele !" (3)
Port d'Antwerp (Graph. JEA / DR).
"Et voilà Antwerp. Un port en ébullition. Ça grouillait sur les quais. Des tas de langues parlées dans tous les sens. Et des juifs qui ne se cachaient pas. S’exprimaient à voix haute, en public, sans honte et sans craintes. J’ai voulu aller mettre mes papiers en ordre à l’Hôtel-de-Ville. Personne ne m’a envoyé promener. Au contraire. D’un guichet, on m’a invité dans un immense bureau sentant bon la vieille cire et les cuirs. Méfiant, je me suis assis tout au bord d’un fauteuil trop grand pour moi. Parce que, tu sais, à force d’en avoir reçu des coups de pieds au cul en Pologne, je voulais pouvoir me lever et fuir le plus vite possible. Je me souviens du soleil qui tentait de passer à travers des vitraux. Et de la barbiche de celui qui me recevait. Il avait des yeux étrangement gris. Un costume trois-pièces très cher mais mal coupé. Le plus stupéfiant : il n’avait pas besoin d’un traducteur. Je parlais allemand et lui aussi.
« Ah Monsieur Farkas (tu t’imagines, il m’appelait « Monsieur »), je connais un peu l’Allemand, savez-vous. Ils nous ont occupés de 14 à 18, ces boches. Quelle affreuse époque. Heureusement, cette guerre-là est la der des ders, il faut bien tourner la page. Mais je dois vous expliquer qu’en rentrant chez eux, ils ont laissé Antwerp dans un état exsangue. Combien de nos bons concitoyens se sauvèrent-ils en Hollande voire même en Angleterre ? Et pendant quatre années, ils eurent le temps de se rendre sympathiques et indispensables, de travailler comme les Flamands savent travailler, dur, dur et encore dur, et puis aussi le temps de se marier, d’avoir des enfants, d’allonger les bonnes raisons pour ne pas revenir au pays après l’armistice. De faire semblant d’oublier Antwerp, comme si c’était possible !
Bref Monsieur Farkas, je vous le dis tout net. Pourquoi partir de l’autre côté de l’océan ? Alors qu’ici, vous êtes le bienvenu, avec Madame, et avec vos enfants. Nous allons vous proposer un logement confortable. L’école est gratuite. Vous êtes horloger ? Voilà qui tombe à pic. Les professionnels comme vous manquent ici. En attendant que vous installiez votre commerce, la Ville va vous employer à temps partiel. Ce ne sont pas les mécanismes défectueux qui font défaut… Déjà que les boches avaient imposé leur heure de doryphores et que tout est détraqué depuis qu’ils ont repassé la frontière.
Réfléchissez bien, Monsieur Farkas, ne lâchez pas la proie, si j’ose dire, pour l’ombre. En tant qu’échevin de la Population, je m’engage à ce que tous vous receviez des cartes d’identité comme les vieux Anversois. Des cartes vertes. Aucune différence avec les Belges. Pas de racisme ici. Pour ce que j’entends dire, Antwerp est le jour après la nuit polonaise. Bon, trêve de discours. Pendant que vous réfléchissez, je vous propose du café ou un thé, pour de la bière, c’est un peu tôt, mais si vous préférez… Et laissez-moi vous servir, c’est la moindre des choses…»
« Ah Monsieur Farkas (tu t’imagines, il m’appelait « Monsieur »), je connais un peu l’Allemand, savez-vous. Ils nous ont occupés de 14 à 18, ces boches. Quelle affreuse époque. Heureusement, cette guerre-là est la der des ders, il faut bien tourner la page. Mais je dois vous expliquer qu’en rentrant chez eux, ils ont laissé Antwerp dans un état exsangue. Combien de nos bons concitoyens se sauvèrent-ils en Hollande voire même en Angleterre ? Et pendant quatre années, ils eurent le temps de se rendre sympathiques et indispensables, de travailler comme les Flamands savent travailler, dur, dur et encore dur, et puis aussi le temps de se marier, d’avoir des enfants, d’allonger les bonnes raisons pour ne pas revenir au pays après l’armistice. De faire semblant d’oublier Antwerp, comme si c’était possible !
Bref Monsieur Farkas, je vous le dis tout net. Pourquoi partir de l’autre côté de l’océan ? Alors qu’ici, vous êtes le bienvenu, avec Madame, et avec vos enfants. Nous allons vous proposer un logement confortable. L’école est gratuite. Vous êtes horloger ? Voilà qui tombe à pic. Les professionnels comme vous manquent ici. En attendant que vous installiez votre commerce, la Ville va vous employer à temps partiel. Ce ne sont pas les mécanismes défectueux qui font défaut… Déjà que les boches avaient imposé leur heure de doryphores et que tout est détraqué depuis qu’ils ont repassé la frontière.
Réfléchissez bien, Monsieur Farkas, ne lâchez pas la proie, si j’ose dire, pour l’ombre. En tant qu’échevin de la Population, je m’engage à ce que tous vous receviez des cartes d’identité comme les vieux Anversois. Des cartes vertes. Aucune différence avec les Belges. Pas de racisme ici. Pour ce que j’entends dire, Antwerp est le jour après la nuit polonaise. Bon, trêve de discours. Pendant que vous réfléchissez, je vous propose du café ou un thé, pour de la bière, c’est un peu tôt, mais si vous préférez… Et laissez-moi vous servir, c’est la moindre des choses…»
Voilà pourquoi et comment j’ai cru que nous n’avions pas besoin de partir en mer jusqu’au Nouveau Monde. Parce que nous fûmes vraiment reçus à bras ouverts et qu’ici, le monde se montrait déjà totalement nouveau. De plus, en 1919, jamais, même dans nos cauchemars les plus noirs, nous n’envisagions que la terre serait assez malade pour se jeter une seconde fois dans les fosses communes d’une guerre mondiale. Ni qu’un fou furieux comme Hitler mettrait l’Allemagne à sa botte. Et désignerait les juifs comme responsables de tous les maux imaginables…
J’ai été naïf, Elya. Aveugle. Sourd. A quel prix ?!?
J’ai été naïf, Elya. Aveugle. Sourd. A quel prix ?!?
Oy vey iz mir..." (4)
Extrait d'une fiction.
JEA.
Extrait d'une fiction.
JEA.
(2) Subtil et vivant mélange à base de vieil Allemand avec des doses variables d’Hébreu, de Polonais, de Russe, de Français ancien lui aussi, mais encore de Grec, de Latin, de Perse, d’Italien, de Roumain etc…
(3) "Dors, dors, dors, ton père va aller au village.
Il te rapportera une pomme et ta tête sera guérie.
… Il te rapportera une noix et ton pied sera guéri.
… Il te rapportera un canard et ta main sera guérie.
… Il te rapportera un canard et ta main sera guérie.
… Il te rapportera un lapin et ton nez sera guéri.
… Il te rapportera un oiseau et tes yeux seront guéris."
(4) "Oh quelle douleur est la mienne".
___________________________________________
NB : En proposant ce bref extrait d'un roman en écriture, je n'imaginais sincèrement pas voir ce blog devenir un champs de mines. Non pas sous formes de critiques du style, ou de relevé d'erreurs historiques sur le fond, ou encore de faiblesses par exemple du vocabulaire. Ces critiques-là sont élémentaires et même souhaitables si l'on sort quelques pages d'un tapuscrit pour les proposer à tous les lecteurs venus (masc. gram.).
Mais des commentaires partent vers des affrontements si loin de mon texte...
L'antisémitisme ici. L'anachronisme là-bas. Des violences auxquelles, personnellement, je refuse mon hospitalité.
En conséquence, je prends mes responsabilités. Les commentaires resteront fermés pour cette page. Qui ne me laissera que de tristes souvenirs.