DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

mardi 4 novembre 2008

P. 43. Il faut sauver toute la mémoire du soldat Trébuchon (2)

Stèle de l'Epine, point le plus avancé de la poche française sur la rive droite de la Meuse à Vrigne. Le "vrai tombeau des morts" (pour la France) n'est heureusement pas l'administration militaire. (Photo JEA)

90 années de..., comment dire ?
Certes pas d'erreurs involontaires.
De désinformation ?
De négation d'un "devoir de mémoire"...

Plus les deux derniers jours de combats à Vrigne-Meuse (Ardennes) sortent de l'ombre et mieux se comprend la volonté d'occultation de l'Armée.

Augustin Trébuchon symbolise les invraisemblances dans lesquelles l'Armée s'est enfermée depuis 1918.
Le site de la Défense nationale détaille actuellement "les commémorations organisées en France autour du thème de la Première guerre mondiale". Pour marquer le "90e anniversaire de l'armistice" est notamment annoncée en date du 11 novembre et à Vrigne-Meuse, "une cérémonie en hommage à Augustin Trébuchon dernier soldat mort au combat" :

Cette cérémonie va se dérouler dans le carré militaire du cimetière de Vrigne-Meuse. Devant la croix portant le nom d'un Augustin Trébuchon "mort pour la France le 10.11.1918" (à 10h selon sa fiche de décès reproduite sur la page 42).
Personne ne va même sourciller ?
Comme si "la grande muette" avait réussi à imposer son mutisme à propos d'une impossibilité. Car si Augustin Trébuchon fut le dernier poilu tombé au front, il est mort le 11 septembre et très peu (environ un quart d'heure, si pas moins) avant que le clairon ne sonne pour l'armistice. Et nullement 25 heures plus tôt comme l'Armée s'obstine à le prétendre.

(Photo Marie-France Barbe)

Et les historiens, comment réagissent-ils devant cette mémoire malmenée ?
Leurs réponses se répartissent entre trois courants qui seront résumés ici par trois noms :
Gérald Dardart, Pierre Miquel et Alain Fouveau.

- Dans son Mourir un 11 novembre : Vrigne-Meuse, la dernière bataille de 14-18 (Ed. Les Cerises aux Loups, 1998), Gérald Dardart, ne rompt aucunement l'unanimité des historiens sur la mort d'Augustin Trébuchon le 11 novembre.
Mais il se montre aveugle et muet sur la décision officielle de l'Armée antidatant cette mort au 10 novembre. Pas un mot non plus sur les rideaux de fumées allumés après guerre pour "flouter" l'envoi au sacrifice du 415e en lui faisant franchir in extremis la Meuse alors que l'armistice était acquis.

- Dans Les Poilus (Press Pocket N° 11537), Pierre Miquel a tout faux, ou presque. Il affirme que le 415e RI, celui d'Augustin Trébuchon, subit "terré sous les bombardements" les deux derniers jours de la guerre sur la rive gauche de la Meuse, à Dom-le-Mesnil.
Par contre, il avance cette explication :
"Les soldats morts le 11 novembre seront, sur ordre, déclarés décédés le 10, pour ne pas désespérer les familles. La bataille de la Meuse a coûté la vie à 91 poilus."
Voici évoqué avec complaisance un visage inattendu de l'Armée française en 14-18 : une Armée compatissante, soucieuse de ménager les familles des "morts pour la France", comprenant et atténuant leur douleur définitive...

- Plus convaincante car très élaborée sur base d'archives et de documents recoupés, est la communication d'Alain Faiveau : "Le dernier combat : Vrigne-Meuse, 10 et 11 novembre 1918, Revue Historique des Armées, n° 251, février 2008". L'auteur confirme :
"Le soldat de 1re classe Augustin Trébuchon, estafette de la 9e compagnie, titulaire de la Croix de guerre, tué à 10 heures 50 d’une balle dans la tête alors qu’il était porteur d’un dernier message pour son capitaine, a été le dernier mort de la Première Guerre mondiale dans le secteur. Mais, officiellement, il sera déclaré mort à Vrigne-Meuse le 10 novembre 1918 à 10 heures du matin."

Et Alain Fauveau de poser des questions incontournables, qu'elles gênent ou non :

"Pourquoi les soldats tués le 11 novembre ont-ils été déclarés morts pour la France le 10 novembre ? Pourquoi le 415e RI n’a-t-il même pas été autorisé à rendre les derniers honneurs et enterrer dignement ses morts le 13 novembre 1918 ? Pourquoi le 415e RI n’a-t-il pas participé au défilé de la Victoire le 14 juillet 1919 à Paris ? Mais aussi pourquoi faudra-t-il 10 ans pour mener à bien le projet de réalisation du monument de Vrigne-Meuse qui ne sera inauguré par les généraux Gouraud et Boichut qu’en avril 1929 ?"

Dominant la vallée de la Meuse, face à la rive gauche, la Stèle de l'Epine (photo JEA).

Lors de l'inauguration de la stèle, en avril 1929, le capitaine Lebreton ne s'en tint pas à la version officielle voulant qu'aucun poilu n'ait perdu la vie le 11 novembre 1918. Que du contraire, il insista devant les personnalités rassemblées :
"Le chiffre élevé des pertes qu’il {le 415e RI} a subies pendant la dernière journée de la guerre – 52 tués et 92 blessés – montre l’acharnement des combats qui ont eu lieu sur cette colline."

S'auto-aveuglant, pourquoi l'Armée a-t-elle donné des ordres négationnistes sur les circonstances exactes de ces 52 morts et de ces 92 blessés ? Soit en moins deux jours, 20% des effectifs du 415e RI !

Quelques approches de réponses.

1. Situation les 8 et 9 novembre 1918.

Le 8, sur le front au nord des Ardennes, les Anglais (Haig) ont libéré Dour et Hautmont. Le fort d'Hirson est atteint par les avant-gardes de Fayolle. Les faubourgs de Mézières s'ouvrent aux poilus de Gouraud.

Le 9, les Belges avancent vers Bruxelles. Les Anglais ont franchi l'Escaut, dépassent Tournai, Peruwelz, Boussu pour approcher Mons. Maubeuge n'est plus occupée par les Allemands. Fourmies et Hirson sont libérées. Gouraud a ses hommes dans Mohon et dans Mézières.

Camions allemands abandonnés près de Mézières. Illustration : Le Panorama de la Guerre, T. 6., Jules Tallandier Ed, s. d.

Les Allemands reculent donc sur toute la longueur du front. Les Alliés éprouvent d'ailleurs de lourdes difficultés à assurer ravitaillement et intendance derrière leurs troupes qui ne cessent de progresser. Or des ordres vont jeter de l'autre côté de la Meuse le 415e RI dans la nuit du 9 au 10 novembre.
Ce qui conduit Alain Fauveau à poser des points d'interrogations :

- "Il est cependant permis de se poser quelques questions sur cette ultime opération menée par la 163e division et plus particulièrement par le 415e RI sur trois kilomètres entre Charleville-Mézières et Sedan, alors que les alliés alignaient à cette époque 210 divisions, déployées sur 550 kilomètres de front. Que s’est-il passé dans le secteur des autres divisions entre le 8 et le 11 novembre 1918 ? Apparemment pas grand chose à en juger par exemple par ce qui s’est passé du côté du 11e corps d’armée à Mézières ou dans le secteur de Sedan. L’artillerie avait encore beaucoup donné mais le commandement n’avait pas jugé indispensable de franchir la Meuse aux dernières heures de la guerre."

L'opération imposée au 415e sera donc originale, isolée. En ce sens, après guerre, son souvenir n'aurait point appelé une mise au tiroir de l'oubli mais au contraire une glorification ! A moins que le principe même de cette opération et son déroulement n'aient gêné l'Armée dès l'armistice.

2. Les ordres du 9 novembre.

Au soir, le général Gouraud :
- "Surveiller l’activité de l’ennemi, afin de profiter de toute occasion favorable pour franchir la rivière {la Meuse} et s’établir solidement sur la rive droite, en se bornant à poursuivre l’ennemi, le cas échéant, par des éléments légers."


A l'échelon inférieur, le général Marjouet, commandant le 14e corps d'armée, traduit à sa manière les ordres de Gouraud :
- "La 163e DI franchira la Meuse et occupera Vrigne-Meuse, le Signal de l’Épine (…). Opération à exécuter d’urgence et sans se laisser arrêter par la nuit."

Et cette escalade aboutit comme suit pour la 163e DI :
- "Franchir la Meuse cette nuit, coûte que coûte..."

Excès de zèle ? Volonté de décrocher médailles et autres honneurs aux dernières heures de la guerre ?

Car pourquoi "l'occasion favorable" à un franchissement de la Meuse s'est-elle métamorphosée en franchissement urgent et "coûte que coûte" ??? Il y a plus qu'une nuance. Et plus d'un poilu du 415e RI y laissera la vie.
Dans La revue Historique des Armées (op. cit.), Alain Fauveau recourt à des termes militaires singulièrement sévères :

- "La 163e division a-t-elle fait preuve d’indiscipline en lançant l’opération de franchissement de la Meuse ? Le manque de cohérence des ordres donnés par la chaîne de commandement montre qu’il y eut une prise de risque inconsidérée de la part du 14e corps d’armée."

Plaque sur la place du cimetière de Vrigne-Meuse (Photo JEA). Cet ordre du jour officiel (11 novembre 1918 à 14h), fait déjà l'impasse sur les morts du 11 novembre même. Mais il retient l'attention par une autre distorsion de l'histoire. Car à en croire cette littérature militaire, le 415e RI aurait payé de "nombreuses pertes" le passage "forcé" de la Meuse.

3. Un franchissement meurtier de la Meuse ?!?

A la tête du 415e RI, le chef de bataillon de Menditte écrit dans son Carnet pour la nuit du 9 au 10 :
- "Il fait une brume intense et un froid de chien, mais mes pionniers aidés par le Génie (…) ont mis deux planches sur la porte de l’écluse et ont aligné sur l’armature du barrage des planches mises bout à bout. Le Boche veille et tire de temps en temps, mais ça marche."


Plus près des poilus, le lieutenant Bonneval (3e Cie de mitrailleurs, 415e R.I.) consigne dans son Almanach du Combattant, Durassié et Cie, 1968 :
- "La Meuse (de la voix même du général Boichut, commandant la Division) était un obstacle infranchissable avec le peu de moyens mis à notre disposition.

On parle du réveil inopiné, puis de la descente en silence sur la rive gauche, les acrobaties sous les tirs de mitrailleuses, de l’écluse sautée, de l’ossature de la passerelle métallique de 80 mètres de long sur laquelle ont été jetés en hâte des madriers récupérés dans le fleuve, madriers étroits, branlants et verglacés.
Mais en un monôme interminable, dans le brouillard, grâce au bruit du barrage, le régiment a exécuté l’ordre..."

Barrage sur la Meuse entre Vrigne (rive droite) et Dom-le-Mesnil (rive gauche). Faute de barques et plus encore de pont, seul point de franchissement pour les fantassins français la nuit du 9 au 10 novembre 1918. (Photo JEA)

L'heure, le brouillard, l'absence de préparation d'artillerie se seront additionnés pour provoquer l'effet de surprise du côté des troupes allemandes (qui n'ignorent pas, elles non plus, que la fin est très proche). Un exploit militaire est certes accompli cette nuit-là. Mais gonflé par des communiqués annonçant de "fortes pertes". En attestent les notes prises par des officiers sur le terrain et citées ci-avant. Et un macabre décompte :
- les pertes totales du 415e RI s'établissent à 58 morts,
- lors de l'inauguration de la stèle de l'Epine, le capitaine Lebreton rappelle 52 morts "pour la dernière journée de combat",
- il ne reste à déplorer au maximum "que" 6 victimes pour la traversée de la Meuse.
Par manichéisme, l'Armée renversera l'ordre de grandeur des pertes humaines. Elle va surdimentionner celles liées au franchissement du fleuve. A l'inverse, elle effacera toutes celles du 11 novembre...

4. Un 415e RI isolé.

Le 10 novembre, à 13h, un message de l'état-major de la 163e DI alerte le général Marjouet :

- "La progression sur le front de la DI est, pour l’instant, arrêtée. Le combat est assez dur dans le secteur qu’elle occupe. Nombreux tirs de mitrailleuses et nombreux tirs d’artillerie. Le général demande quel est l’appui donné par les voisins de droite et de gauche. La DI est ignorante de leur action actuelle. De plus, le général demande l’action de l’aviation, pour le renseignement sur ce qu’elle aura vu dans le secteur d’engagement."

De fait, le 415e RI est seul sur la rive droite de la Meuse (carte JEA. En rouge : les troupes françaises. En vert : les régiments allemands). Le déséquilibre des forces est patent : trois régiments contre un.
Jamais le 415e ne pourra compter voir ses flancs vers Lumes et/ou vers Vrigne être protégés. Il ne recevra aucun renfort, y compris d'artillerie. Ne parlons pas d'aviation...

Point n'est nécessaire d'être breveté d'Etat-major pour analyser une situation qui serait devenue désespérée faute d'armistice. Celui-ci a sauvé un régiment envoyé au "casse-pipe" sans préparation, sans coordination, sans appuis... Pour la seule "gloire" ?

Et Alain Fauveau de remuer sa plume d'historien dans la plaie de l'Armée (op. cit.) :

- "L’imminence de l’Armistice ne pouvait justifier une telle improvisation et une telle précipitation dans le franchissement d’une rivière comme la Meuse.
Le fait que la division n’ait eu officiellement aucune perte à déplorer le 11 novembre, est d’ailleurs un signe qui ne trompe pas. Pour le commandement, cette opération aurait été difficile à justifier, ce qui explique sans doute qu’elle soit restée longtemps confidentielle."


5. En résumé.

Le 11 novembre 1918, ces "morts pour la France" que furent Augustin Trébuchon et ses camarades du 415e RI, périrent en conséquence :
- d'une surenchère dans les ordres redescendant vers ce régiment ;
- d'une opération menée "sauvagement", sans la moindre "science" militaire ;
- d'un abandon dans des premières lignes improvisées ;
- d'un mépris des vies humaines alors que l'armistice relevait d'une certitude en terme d'heures...

Qui fut sanctionné ?
Les morts, tel Augustin Trébuchon, auxquels est même déniée par l'Armée la date de leur "mort au champs d'honneur".
Et leurs camarades du 415e RI ainsi que le rappelle Alain Fauveau :

- "En principe, le 415e régiment d’infanterie devait rester dans la région de Dom-le-Mesnil pendant quatre jours. Au cours de la journée du 12 novembre, les hommes du régiment continuèrent à fouiller le secteur pour rechercher les corps des soldats disparus au cours de l’ultime combat de la guerre. La cérémonie d’inhumation des hommes du 415e RI tués au cours des derniers combats, avait été fixée au 13 novembre dans la matinée.
Pour des raisons difficilement compréhensibles, le régiment n’eut même pas la possibilité d’assister à cette cérémonie. Il avait reçu l’ordre dans la nuit du 12 au 13 de quitter Dom-le-Mesnil dès le lendemain à 7 heures du matin.
Vingt sapeurs furent désignés par le commandement pour creuser les tombes dans le cimetière de Vrigne-Meuse et rendre les derniers honneurs. Deux nouveaux corps – ceux des soldats Trébuchon et Coste, les derniers "morts pour l’Armistice" – furent retrouvés le 13 novembre en fin de matinée et transportés par les villageois jusqu’à l’église de Vrigne-Meuse."

Du défilé de la victoire, le 14 juillet 1919, le 415e RI, dernier régiment à avoir perdu des hommes avant l'armistice, fut résolument écarté ! Comme pestiféré alors qu'il fut héroïque.
L'Armée reconnaissante ? Baliverne dans ce cas précis.

Et dire qu'aujourd'hui des politiques veulent recommencer : écrire eux-mêmes l'histoire, celle qui ne les "dérange" pas, celle qui leur serait utile voire rentable, celle qui serait taillable et manipulable à merci, comme une histoire serve.

Ombres sur la Meuse. Un fleuve peut avoir une mémoire plus limpide que celle d'une Armée dissimulant ses erreurs comme autant de maladies honteuses mais se gargarisant du mot "honneur". (Photo JEA, entre Vrigne-Meuse et Dom-le-Mesnil).

NB.

I/ Page 3, L'Ardennais du 8 novembre publie l'avis de Georges Dommelier, maire de Vrigne-Meuse de 2001 à 2008 :

- "Je n'attache pas une importance à ce fait d'Etat civil militaire. Les autorités militaires prétendent d'ailleurs qu'au départ, ce changement de date {un décès du 11 novembre avancé au 10} partait d'un bon sentiment. Une explication plausible. Administrativement, il était, en effet, préférable que les victimes soient passées mortes le 10 novembre afin qu'il n'y ait aucune contestation possible sur les éventuelles pensions à donner aux familles."...

Ah ??? Parce que non seulement il conviendrait de taire les raisons pour lesquelles les archives militaires sont falsifiées. Mais il importerait de le comprendre et de l'accepter encore 90 ans après... par soucis d'éviter aux "morts pour la France" des "contestations" sur les pensions... Le "devoir de mémoire" reste au stade des bonnes intentions avec des raisonnements confondants de ce genre.

2/ Dans Libération du 11 novembre, Jean-Daniel Merchet publie un article : Vrigne-Meuse, la bataille de trop qui conduit aux mêmes conclusions que cette page du blog. Pour en prendre connaissance, cliquer : ICI.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonjour, nous sommes à la recherche d'éventuels parents de Augustin Trébuchon pour leur demander leur accord afin d'utiliser ce nom dans le titre d'une chanson...