DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

jeudi 30 avril 2009

P. 108 : Fourmies, 1er mai 1891

Le Patronat n'y voulait pas de 1er mai :
à Fourmies,
il y eut dix morts...

Un fait d'armes du 145e de ligne de Maubeuge
et du 84e RI d'Avesnes.

Gravure censée illuster la fusillade de Fourmies (DR).

En 1891 (et depuis...), le choc des images ne s'encombre pas toujours de rigueur et d'éthique. Ainsi cette gravure (trop) souvent reprise sur des blogs. Ce serait le 1er mai sanglant de Fourmies.
De quoi donner froid et pas seulement dans le dos des historiens.
- Sur cette place : arbres, façades, vitrines commerçantes, ne correspondent en rien au Marché de Fourmies ni à la rue Elliot.
- Ici les violences sont réciproques.
- On voit même en avant plan (à gauche et à droite) deux manifestants revolver au poing. En définitive, les forces de "l'ordre" seraient en état de légitime défense face à une multitude d'adultes.
- Quant aux armes utilisées face à cette meute de manifestants, ce sont des épées et des revolvers. Pas l'ombre d'un fusil à l'horizon.

C'est tout faux ! Du n'importe quoi à la chaîne.

Carte postale ainsi légendée : FOURMIES (Nord) - Le 1er Mai 1891 (DR).

En réalité, le Patronat local avait déclaré l'état de guerre - littéralement - devant les annonces de manifestation ouvrière en date du 1er mai. Et ce dans une adresse annonçant clairement la couleur :

- "Considérant qu'un certain nombre d'ouvriers de la Région, égarés par quelques meneurs étrangers, poursuivent la réalisation d'un Programme qui amènerait à courte échéance la ruine de l'Industrie du pays (celle des patrons et aussi sûrement celle des travailleurs),

Considérant que dans les Réunions publiques, les excitations et les menaces CRIMINELLES des agitateurs ont atteint une limite qui force les chefs d'établissement à prendre des mesures défensives,

Considérant encore que nulle part les ouvriers n'ont été ni mieux traités, ni mieux rétribués que dans la région de Fourmies,

Les Industriels soussignés, abandonnant pour cette grave circonstance toutes les questions politiques et autres qui peuvent les diviser, prennent l'engagement d'honneur de se défendre COLLECTIVEMENT, SOLIDAIREMENT et PECUNIAIREMENT dans la guerre injustifiable et imméritée qu'on veut leur déclarer."


En foi de quoi, comme en témoigne la carte postale-photo reproduite plus haut, non seulement la gendarmerie est mobilisée mais aussi l'armée. Et dès le 1er mai matin, ignorant certainement que nulle part ailleurs on n'est mieux rétribué qu'eux, quatre premiers ouvriers sont arrêtés pour manifestation non autorisée.

Peu avant 18h30, tout va basculer en quelques instants.
Une foule d'environ 2 à 300 personnes, hommes, femmes et enfants, crie des slogans sociaux et appelle à la libération des quatre "camarades" retenus depuis des heures déjà. Des cailloux volent place du Marché. Des insultes aussi. Ni plus, ni moins...
En face. Des gendarmes à pied. D'autres à cheval. Mais surtout, en première ligne, les uniformes du 145e de ligne caserné à Maubeuge ainsi que ceux du 84e RI d'Avesnes.
L'officier le plus haut en grade, le commandant Chapus, prend la responsabilité d'ordonner, de hurler :
- " Feu ! Feu ! Feu rapide ! Visez le porte-drapeau !"
Et quand il appelle à un feu rapide, c'est parce que la troupe vient d'être dotée de fusils (de guerre, forcément) Lebel à neuf coups. Le nec plus ultra du progrès. Pour une armée rêvant d'une revanche sur 1870.


Gravure plus fidèle aux faits. Entre la troupe qui vient de canarder et les manifestants touchés ou en fuite éperdue, l'abbé Margerin. Brandissant une croix, il appelle au cessez-le-feu (DR).

L'inauguration des fusils Lebel s'est soldée, si l'on peut écrire, par dix morts.
L'intensité et la sauvagerie de cette mise en joue de civils est attestée par le nombre de projectiles ayant atteint les victimes : 32 balles de guerre pour 9 morts.
Quant aux âges et aux sexes des cadavres relevés après le coup de sang de la troupe, ils démontrent que les soldats ne pouvaient se sentir en danger réel. Ils ont tué non pour se défendre mais pour réprimer au prix de vies d'innocents :

- Maria Blondeau, 18 ans, une balle dans la tête,
- Emile Cornaille, 11 ans, une balle au cœur,
- Ernestine Diot, 17 ans, une balle dans l’œil droit, une dans le cou, cinq autres encore dans le corps,
- Kléber Giloteaux, 19 ans, cinq balles dont trois dans la poitrine,
- Louise Hublet, 20 ans, deux balles au front et une 3e dans l’oreille,
- Charles Leroy, 20 ans, trois balles,
- Gustave Pestiaux, 14 ans, deux balles dans la tête, une 3e dans la poitrine,
- Emile Ségaux, 30 ans, cinq balles,
- Félicie Tonnelier, 16 ans, une balle dans l’œil gauche, trois autres dans la tête

et Camille Latour, 46 ans, mort le 2 mai des suites de la fusillade.


Selon les critères administratifs de l'époque, huit victimes sur dix étaient des mineurs d'âge. Dont cinq jeunes femmes. Et deux gamins de 11 et de 14 ans...

La Bataille socialiste :

- "La place du marché, sur laquelle la foule s’était rassemblée, avait été appelée : place Lebel ; la rue Elliot où tombèrent les victimes, ” la rue du crime “. Un cabaretier fit monter en bronze une balle qui l’avait frappé, dans une porte d’armoire, avec l’inscription : ” Preuve du 1er Mai 1891, j’ai fait des victimes “.
Tout Fourmies participa aux obsèques des neuf cadavres ; on refusa l’accès du cimetière au maire et aux conseillers municipaux. Quant aux familles des victimes, elles refusèrent l’argent offert par les autorités municipales pour les frais des funérailles et leurs besoins; les ouvriers apportèrent les sommes recueillies par souscription. Autour de Fourmies, étaient différents centres industriels avec une population de 2 à 5.000 habitants, éloignés de quelques lieues. De toutes ces villes, des délégations vinrent à l’enterrement ; de grands centres comme Lille et Roubaix envoyèrent des couronnes et des délégués. Le cimetière est devenu un lieu de pèlerinage où chaque dimanche accourent des travailleurs des villages avoisinants pour déposer des gerbes sur les tombes des victimes. Toute une semaine, le travail cessa à Fourmies. Dans les centres industriels, des grèves éclatèrent pour des augmentations de salaires, réduction de la journée du travail, abolition des décrets des fabricants, congédiements des chefs brutaux. Toute la contrée entra en ébullition."
("La boucherie de Fourmies du 1er mai", (Lafargue).


Maria Blondeau. Tombée sous les balles alors qu'elle était vêtue de blanc, avec encore en main le bouquet de 1er mai offert par son fiancé.
Son portrait sur un détail de son acte de décès à Fourmies (Montage JEA / DR).

Parmi les chansons populaires qui répandirent en France cette histoire sanglante : celle des Fiancés du Nord, paroles de René Esse et musique de Gaston Maquis.

I
Ils étaient du même village,
Ils s'aimaient tous deux tendrement.
De s'unir par le mariage,
Tous deux s'étaient fait le serment.
Le Gars, travailleur énergique
Comme son père était mineur ;
Elle, ouvrière de fabrique,
Pour tout bien n'avait que l'honneur.

Elle était jeune et belle ;
Il était grand et fort ;
Chacun se les rappelle
"Les Fiancés du Nord". (bis)

II
Quand ils passaient devant l'Eglise,
Tous les deux relevaient leurs fronts.
Lui, murmurait à sa promise :
"C'est là que nous nous marierons"
"Si tu veux, Pierre", ajoutait-elle,
"Ce sera pour le mois de Mai ;
Mois où la nature est belle,
Où tout dans l'air est embaumé".

"Si tu veux", disait Pierre,
En l'embrassant bien fort !
Qu'ils étaient beaux naguère,
Les Fiancés du Nord !

III
Avril vit la fin de leur rêve,
Adieu, les beaux jours sont finis !
Voici, soudain, qu'un vent de grève
A soufflé sur tout le pays !
L'homme, l'enfant, même la femme,
Fatigués de trop durs labeurs,
S'arrêtent, et chacun réclame
Les justes droits des travailleurs.

Dans ces jours de tristesse
Que leur importe l'or ?
L'amour est la richesse
Des Fiancés du Nord !

IV
Il rayonnait comme une aurore,
Le premier jour du mois des fleurs ;
Ce jour où la France déplore
Le plus grand de tous les malheurs !
Devant l'église, dans la foule
Ils étaient dans les premiers rangs !
La poudre parle ! le sang coule !
Et tous deux tombent expirants !

O sinistre hécatombe
Que chacun pleure encor,
Les voilà dans la tombe,
Les Fiancés du Nord !

V
Le lendemain, la foule entière,
Suivant les parents en grand deuil,
Accompagnait au cimetière
Ceux qu'avait unis le cercueil.
Les pinsons à la voix sonore
Roucoulaient des sons éclatants,
Et partout on voyait éclore,
Les premières fleurs du printemps !

Elle était jeune et belle ;
Il était grand et fort.
Chacun se les rappelle,
Les Fiancés du Nord.

Carte postale : FOURMIES (Nord) - Monument des victimes du 1er Mai 1891 (DR).

11 commentaires:

Chr. Borhen a dit…

Je sais bien que "merci" est l'anagramme de "crime ", mais, j'insiste, MERCI !

Et souffrez que je fédère mes murmures à vos cris.

JEA a dit…

@ Chr. Borhen
De merci en merci. Y compris celui destiné à Bébert, mon boucher poète. Le premier à me souhaiter une bonne fête du travail (quand il y a une manif à Hirson, il est au premier rang pour bloquer l'entrée de la ville à des clients potentiels).

Elisabeth.b a dit…

Un autre mai :

Il y avait tant de muguet
il en neigeait
il en neigeait
ce printemps là...
On peut l'écouter ici

JEA a dit…

@ Elizabeth.b

Hélène Martin. En préparant cette page du blog, j'ai tout échoué dans une recherche de vidéo avec elle et en rapport avec le 1er mai. Vous apportez sa voix. Un merci de plus (bientôt un carillon de clochettes pour le brin de cette page).

Loïs de Murphy a dit…

Bohren m'a piqué mon commentaire.

Lyvie a dit…

encore un beau billet intéressant, bon..
Je dis merci moi aussi :)

JEA a dit…

@ Chr. Borhen, Elisabeth.b, Loïs de Murphy, sylvie :

Tant de remerciements réciproques. Un vrai premier maiting.

D. Hasselmann a dit…

Dans la foule, pas le sentiment d'être une fourmi, mais de participer à une fraternité (j'ose le mot) collective, de comprendre que l'on est un grand nombre à lutter et que les solitudes peuvent s'additionner dans cet élan.

Merci pour ce rappel historique : nul doute qu'il sera lu dans les écoles, sur instruction du président de la République, dès la prochaine rentrée scolaire : il n'y a pas que le plateau des Glières dans la vie sarkozyste !

JEA a dit…

@ D. Hasselmann
Contact pris avec les descendants des victimes de Fourmies, ceux-ci s'opposent à l'idée présidentielle de faire dorénavant porter par les gosses de primaire, la mémoire individuelle des ados, des ouvrières et des ouvriers abattus le 1er mai 1891.

Zoë a dit…

Je viens de voir Welcome. les cohortes des damnés de la terre ne cessent pas et le Nord est une région qui en aura vu des miséreux crever de toutes les sortes d'attentats à la vie.

JEA a dit…

@ Zoë

Sur une rose des vents, ce sont les épines qui montrent le Nord...