"Douce France" ?!?
Pas sous Vichy, quand Charles Trenet était dénoncé comme juif.
(La mode à la délation raciste n'est d'ailleurs pas perdue... ça peut marcher encore)
Par contraste avec la réception de Jean-Loup d'Abadie à l'Académie française (lire page 84), revenait avec plus d'ironie que d'amertume le souvenir du refus systématique de laisser le sourire de Charles Trenet déchirer les ombres de la Coupole.
Ces barbons d'académiciens l'ont-ils définitivement rejeté pour cause de succès populaire si authentique, ou de créativité sans cesse renouvelée, ou de folie enchantante, ou d'homosexualité, ou encore en souvenir des accusations portées contre lui sous l'occupation par ces antisémites dont des admirateurs siégèrent sans problème après guerre sous l'uniforme académique (lire la page 51 de ce blog) ???
Car les lecteurs du Réveil du Peuple s'en régalèrent, le 31 janvier 1941, quand le fondateur et directeur du journal, Jean Boissel prit sa plus belle plume collabo (1) pour un écho assassin :
- "Charles Trenet est de retour à Paris. Certains journaux, jadis, ont laissé entendre qu'il ferait sa rentrée au micro de Radio-Paris. Ce qui serait un peu farce, M. Trenet s'appelant, sauf erreur, Netter (dont Trenet est l'anagramme) et étant, paraît-il, petit-fils de rabbin. Patientons..."
Photo : à une tribune comme un grand guignol collabo, Jean Boissel (1891-1951). Architecte et journaliste fasciste. Directeur du Réveil du Peuple. Créateur du mouvement "Racisme international, fascisme". (DR).
Après son premier tir de semonce, Jean Boisset sort sa grosse artillerie antisémite le 2 mars (2) suivant. En prévision de la rentrée du chanteur à "L'avenue Music-Hall", Le Réveil du Peuple publie cette "Lettre ouverte à M. Charles Trenet" :
- "Monsieur,
Puissent ces lignes tomber sous vos yeux et nous permettre d'avoir de votre part des précisions incontestables au sujet de votre origine. Avant guerre, les milieux juifs n'arrêtaient pas de faire du battage à votre sujet et de vous revendiquer comme étant un de leurs coreligionnaires. Nous ne nous appesantirons point sur ce terme que nous considérons comme impropre, attendu que depuis l'armistice, ou même auparavant, un certain nombre de juifs ont cru qu'il était très malin, pour se "désenjuiver", de se faire baptiser, de faire une première communion, ou de se marier en grand tra-la-la avec fleurs, orgues et suisses.
(...)
Nous vous demandons plutôt si vous ne faites pas partie de la race juive. Vous n'ignorez pas que chacun répète, officiellement ou sous le manteau, que votre nom n'est que l'anagramme de NETTER, et que NETTER est un nom spécifiquement juif !
(...)
Nous aimerions donc connaître, Monsieur Trenet, la généalogie de votre famille. Mais, minute ! Cette généalogie ne doit point s'arrêter à vos grands-parents paternels ou maternels. Il nous faut aussi les parents de vos grands-parents. Cela vous fait donc quatorze noms. Il est évident, attendu que nous ne mettons point en doute pour l'instant votre bonne foi, mais que nous nous méfions terriblement des fausses ascendances que ces messieurs les Juifs savent se procurer si facilement au moyen de leur argent et de la complicité de certains employés d'administration d'état civil, que nous nous réservons de faire les enquêtes nécessaires afin de déterminer très exactement si vous êtes juif ou si vous ne l'êtes pas. Car si vous n'êtes pas juif, nous nous poserons la question pourquoi la publicité juive (...) aujourd'hui vous fasse passer comme aryen alors qu'elle vous glorifiait comme étant une émanation artistique de la race élue. Car si vous l'êtes, l'opinion française se demande quelle peut être votre dose de culot pour réapparaître sur les planches, quelles sont les protections qui vous permettent de venir nous narguer du haut de tréteaux où vous n'avez absolument rien à faire. Enfin, dernière question :
- Vous savez, Monsieur Trenet, qu'il est médicalement prouvé que le sang juif n'a absolument rien de commun avec le sang aryen. Etes-vous disposé à vous laisser faire une prise de sang de façon à permettre de se rendre compte si, malgré les états civils que vous seriez susceptible de nous présenter, il n'y aurait de votre part pas de maquillage comme cette chevelure blonde que l'on voit sur vos affiches et qui nous paraît si bien "oxygénée" ?
Monsieur Trenet, vous avez la parole."Dans Le Réveil du Peuple, une caricature antisémite appliquée à Trenet (DR).
La technique est connue. Prendre un brin de vérité et le métamorphoser en une montagne de diffamations. Profiter du courant antisémite alimenté à la fois par les nazis mais aussi par Vichy, pour se livrer à une chasse mortelle aux juifs. Accuser sans preuves mais exiger celles-ci de la victime tout en annonçant aux préalables que les dites preuves, si elles sont apportées, seront insuffisantes. Evoquer de manière obsessionnelle des influences secrètes et des complots. S'arroger le droit de s'exprimer non à titre individuel mais au nom de toute "l'opinion française". Etc, etc...
Après sa "Lettre ouverte", Jean Boisset reviendra à la charge (3), en raciste hystérique, dans un article titré "Du nouveau pour Charles Trenet" :
- (...) "La question JUIVE, pour nous, est une question de race, pas autre chose. Et de deux choses l'une, ou les parents proches ou lointains de TRENET s'appellent NETTER et sont JUIFS, ou ils s'appellent TRENET et ne le sont point.
Et si, par une astuce quelconque, le nom de TRENET, nom actuel, n'est que l'anagramme de NETTER, nous en retrouverons la trace. Et si nous trouvons cette trace, nous saurons qu'un JUIF a eu un fils, que son fils est JUIF, que le petit-fils est JUIF, que l'arrière-petit-fils est JUIF, etc...
Parce que nous nous n'acceptons point, et nous n'accepterons point ces mesures de JUIF, demi-Juif, quart de Juif, huitième de Juif, etc... Ca, c'est du VICHY pur." Le Réveil du Peuple (DR).
Jean Boissel évoque Vichy sur le ton des collabos de Paris, ceux de la "zone occupée". A leur estime, le régime de Pétain ne va jamais assez vite ni assez loin, y compris dans la "résolution du problème juif".
Avec Trenet, Vichy joua de la carotte et du bâton.
Sur la face B d'un "Maréchal, nous voilà"... se trouvait une "Marche des Jeunes" de Trenet. Ce choix pour montrer le droit chemin à la belle jeunesse, notamment celle qui devait marcher au pas.
Cette "Marche des Jeunes" a pour refrain :
- "Ah ! qu'il fait bon d'avoir notre âge !
Ah ! qu'il fait bon d'avoir vingt ans,
Et de marcher le cœur content,
Vers le clocher de son village.
Qu'elle est jolie notre rivière,
Qu'elle est jolie notre maison,
Qu'elle est jolie la France entière,
Qu'elle est jolie en tout saison !
Montagnes bleues l'été, l'hiver montagnes blanches,
Printemps du mois d'avril, automne au chant berceur,
Ah ! qu'ils sont beaux tous les dimanches,
Ah ! qu'ils sont beaux les jours en fleurs
De la jeunesse qui se penche
Sur notre terre avec ardeur."
Par contre, Vichy interdit "Si tu vas à Paris", une autre chanson de Trenet, autrement moins blablateuse :
Si tu vas à Paris,
Dis bonjour aux amis
Et dis-leur que mon coeur est toujours fidèle.
Si tu vois mon quartier,
Plus beau que l'monde entier,
Si tu vois ma maison, chante-lui ma chanson nouvelle.
Si tu vois mon bistrot
Et ma station d'métro,
Si tu vois rue Lepic
Ma concierge Sylvie,
Dis-leur qu'un jour viendra,
P't-être demain, on s'sait pas,
Où je r'viendrai chez moi,
Où j'pourrai r'voir tout ça
Pour la vie.
Voilà c'qu'un pauvre type chantait
A tous ses copains qui partaient
Et lui et lui qui restait dans sa province.
Il s'rappelait tous les beaux jours,
Ses vingt ans et ses amours.
Il s'rappelait le temps trop court
De ses nuits d'Prince.
Il disait : "C'est bizarre
Les combines du destin."
Et sur le quai d'la gare
Il chantait aux copains.
Si tu vas à Paris,
Dis bonjour aux amis
Et dis-leur que mon coeur est toujours fidèle.
Si tu vas à Paris,
Tu verras les Tuileries,
L'Opéra, les boulevards,
Notre-Dame et la Seine, si belle.
Tu verras dans le ciel
Notre bonne vieille Tour Eiffel,
Tu verras ma grande ville sans égale.
A bientôt Place Clichy.
A bientôt les amis,
Mon pays, mon quartier, toi Monmartre... place Pigalle.
De cette triste époque brièvement évoquée ici, se détache définitivement une autre chanson de Charles Trenet. Reprise alors dans les maquis et par des Français en exil. Une si grande tendresse, une profonde nostalgie pour une "Douce France". Ce pays dont des juifs, avant guerre, parlaient en ces termes : "Heureux comme Dieu en France"... C'était avant les lois antisémites de Vichy, les délations, les rafles, les camps français, les déportations.
NOTES :
(1) Jean Boissel est notamment l'auteur de :
- Le Juif, poison mortel, Ed. RIF, 1935.
- La crise, oeuvre juive : manière de la conjurer suivi de La Charte anti-judéo-maçonnique, Ed. Réveil du Peuple, 1941.
(2) On constate des différences de dates de publication à propos de cette Lettre ouverte.
- André Halimi, dans La délation sous l'occupation, Ed. Alain Moreau, 1983, retient le 14 février 1941.
- Pierre-André Taguieff (sous la dir. de), dans L'antisémitisme de plume, 1940-1944, études et documents, Berg International Editeurs, 1999, indique le 7 mars 1941 (page 466). Mais un fac simile du troisième article et dont le titre est reproduit ci-avant, précise : le "vendredi 2 mars" 1941.
(3) Au nombre d'autres cibles, Jean Nohain sera dénoncé par le même "journaliste" dans le même "Réveil du Peuple".
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2 commentaires:
J'ai appris beaucoup de choses dans cet article... Je ne connaissais pas du tout ce passé de Charles Trenet...
Je comprends mieux pourquoi Karine Tuil a donné le titre de "Douve France" à un de ces livres, que je vous conseille d'ailleurs, si vous ne l'avez pas déjà lu:)
Effectivement, les liens entre passé et présent sont évidents dans ce roman présenté comme suit par :
Sophie Delassein - Le Nouvel Observateur du 1er février 2007 :
"Du plus loin que je me souvienne, je me suis toujours sentie en situation irrégulière." Qui parle ? La romancière Karine Tuil ou son héroïne Claire Funaro ? D'emblée, elles se confondent avec leurs origines juives communes, une manie de l'introspection, un sentiment d'insécurité congénitale et une saine curiosité qui les pousse à enjamber un jour les fils barbelés d'un centre de rétention administrative...
Pour mener à bien ce roman, son sixième, Karine Tuil a longtemps enquêté sur le destin de cette population en situation irrégulière en France et visité l'un des 21 centres de rétention, celui du Mesnil-Amelot, qu'elle décrit longuement. Elle a recueilli les sentiments des détenus et de leurs cerbères. Son aventure personnelle mêlée à celle de son personnage rend le récit réaliste, poignant, passionnant."
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