DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

vendredi 24 octobre 2008

P. 40. La chasse aux cigognes est interdite. Et celle aux immigrés ?

To Meteoro vimatou pelargou
Le Pas suspendu de la cigogne
Suspensed Step of the stork...



"II faut faire silence pour entendre la musique derrière le bruit de la pluie qui tombe".

Pourquoi une page maintenant sur ce film de Theo Angelopoulos alors qu'il remonte à 1991 ?

Peut-être, parce que ce "Pas suspendu..." appartient à ce cinéma qui vous met en lévitation. Les frontières sont ébranlées qui ne vous interdisent plus de voyager plus loin, derrière les décors et les horizons. Les murs eux-mêmes en deviennent impuissants. L'obscurité des salles n'est en vérité que lumière noire.

Ensuite, parce qu'Angelopoulos a été, pour reprendre un vocabulaire religieux, "persécuté" tout au long du tournage du "Pas suspendu...". Un pope, illuminé par les bûchers qu'il rêvait d'allumer, a continuellement tenté de rendre ce tournage impossible. Un prêtre qui fit appel au patriotisme, à l'armée, aux tables de sa loi...
Ce fanatique en arriva à excommunier les acteurs du film ! Vous imaginez si un tel délire béni arriva à la cheville d'une Jeanne Moreau et d'un Marcello Mastroianni...

Enfin, parce que le film était et reste visionnaire. Ce cinéma décrit la marge d'une Europe qui, après avoir joyeusement pillé les ex-colonies, aimante aujourd'hui celles et ceux qui n'en peuvent plus ni mais dans leurs pays exangues. Une Europe grande donneuse de leçons. Se gargarisant volontiers d'Humanisme. Mais qui a aussi enfanté des dictateurs répugnants. Des brûleurs de livres, de bibliothèques entières. Des banquiers et autres traders qui rigolent bien en entendant des mots comme "moralité"...

Synopsis :

- "Sur un fleuve-frontière survolé par des hélicoptères flottent les corps de réfugiés rejetés par les autorités grecques.
Un jeune journaliste, Alexandre, est venu faire un reportage sur cette petite ville frontalière où s'entassent dans des ghettos des réfugiés de diverses nationalités dans l'attente d'une autorisation de départ ou d'un refus souvent mortel.
Ce jour-là, il accompagne un officier qui lui fait les honneurs d'une prise d'arme et le conduit sur le pont qui franchit le fleuve où se trouve marquée la ligne de démarcation entre les deux pays. L'officier lève le pied et le maintient suspendu au-dessus de cette ligne, tel une cigogne. Il explique à Alexandre :
- "Si je fais un pas, je suis ailleurs ou. je meurs."

Parmi la foule grouillante et grise des réfugiés, le journaliste remarque un homme qui cultive paisiblement son carré de pommes de terre et semble éviter son regard. Il croit reconnaître en lui un homme politique grec disparu mystérieusement depuis quelques années après avoir renoncé à la politique avec cette explication sibylline :
- "II faut faire silence pour entendre la musique derrière le bruit de la pluie qui tombe".
Il était l'auteur d'un ouvrage intitulé "Mélancolie fin de siècle".
Alexandre tente d'enquêter sur ce personnage et va jusqu'à faire venir l'épouse du disparu. Pendant ce temps, la vie suit son cours dans le village, marquée particulièrement par la célébration d'un mariage à distance de part et d'autre du fleuve-frontière..."

Cette séquence en mémoire de Josiane Nardi qui, devant la prison du Mans, vient de choisir la mort en flammes. Pour que l'expulsion d'un Arménien qu'elle aimait, Henrik Orujyan, ne passe pas complètement inaperçue...

Pascale Arguedas :

- "Alexandre, jeune reporter, est envoyé en mission dans une petite ville au nord de la Grèce où des milliers de réfugiés de toutes nationalités cherchent à passer la frontière. Parmi eux, il croit reconnaître, sous les traits d’un vieux fermier, un homme politique grec disparu il y a plusieurs années.
Cet homme politique, brillant orateur, a quitté brutalement le confort de son existence bourgeoise et de sa carrière brillante pour vivre dans l’anonymat d'un camp de réfugiés. Il a abandonné sa femme dans sa fuite.
Pour en avoir le coeur net, le journaliste organise une rencontre avec son ex-femme qui refuse de le reconnaître, pour des raisons ambigües.

Theo Angelopoulos a réalisé en 91 un film visionnaire sur le thème des frontières, de l’exode et de l’intolérance, où le temps semble être suspendu.

Il a aussi créé l’événement en recomposant à nouveau, trente ans après La Nuit, le couple mythique formé par Jeanne Moreau et Marcello Mastroianni.
Ici, l’homme politique devient le poète exilé pour :
"pouvoir écouter la musique derrière le bruit de la pluie".
Le discours rhétorique cède le pas à la parole poétique. C'est le silence des images qui leur donne un sens. C’est un film très lent, et long, pour les patients qui aiment le silence et les méditations. Un très beau film.
Prix spécial du jury, Festival de Cannes, 1991."
(La Factory, 25 décembre 2005)


Cette séquence en mémoire de Jean-Paul Everaere. Il a rejoint dans la mort un immigré Erythréen qu'il voulait sauver de la noyade dans un canal à Saint-Omer.

Pierre Murat :

- "Le Pas suspendu de la cigogne. Un film de 1991, qu'Angelopoulos tourne dans une ambiance particulièrement hystérique. Rendu furieux, en effet, par quelques traits impies (lesquels ? on n'en saura jamais rien) qu'il a cru déceler dans le scénario, le pope fou d'une petite ville grecque se met à diffuser, à tue-tête, du haut du clocher de son église, des chants patriotiques et religieux, pour mieux perturber le tournage tout proche. Durant plusieurs semaines, les comédiens ne s'entendent pas parler, les techniciens obéissent aux ordres à contretemps. Le désordre est total...
Angelopoulos est au bord de la crise de nerfs, et son équipe aussi. Seul Marcello Mastroianni réussit à conserver, dans la tourmente, son calme légendaire et sa bonne humeur proverbiale.

A l'arrivée, curieusement – paradoxalement –, Le Pas suspendu de la cigogne s'avère l'un des films les plus tendres d'Angelopoulos. Un de ceux où sa révolte, sa colère sont les mieux canalisées. Comme s'il était au bord de l'apaisement… Et pourtant, il y dénonce avec force l'imbécillité des frontières qui emprisonnent, tels des morts vivants, ceux qui les franchissent. C'est l'histoire d'un zombie qu'il raconte, d'ailleurs : celle d'un homme politique qui, des années auparavant, a choisi de se fondre dans le néant – comme s'il passait lui aussi une frontière, mais intérieure, celle-là. C'est ce disparu que cherche à retrouver à tout prix un jeune journaliste.

La plus beau moment du film – un incroyable plan-séquence de 5 minutes 12 secondes ! –, c'est celui où, sur un pont, Jeanne Moreau, l'épouse du disparu, croise Mastroianni en faisant semblant de ne pas le reconnaître. La sensibilité s'allie, alors, à la maîtrise technique : c'est un pur moment de bonheur."
Télérama (2 mars 2008)


(Theo Angelopoulos. DR)

1 commentaire:

Danièle a dit…

Merci de rappeler ce très beau film.