DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

mardi 10 février 2009

P. 75. Maxime Steinberg, expert au procès de Kiel

Plus que le "Mensch de l'Année 2008"
honoré prochainement par le CCLJ (voir page 74)
Maxime Steinberg
est l'historien de la persécution des Juifs en Belgique

C'est le procès de Kiel qui l'a révélé...


1961.

Porté aussi par la volonté de son père cordonnier, Maxime va monter jusqu’à l’Université Libre de Bruxelles et y recevoir en 1961 une Licence en Histoire pour son étude sur le POB, le Parti Ouvrier Belge.
Aux lecteurs qui s’en étonneraient, confirmation est donnée. Maxime Steinberg s’est refusé pour ses débuts d’historien, à se tourner vers les années d’occupation et vers le génocide des juifs en particulier. Il s’est attaché aux luttes des classes d’avant Guerre et aux courants politiques portant des idéaux sociaux en Belgique.
Maxime Steinberg : « A l’époque, aucun historien n’avait encore entamé un examen des archives et le recueil des témoignages sur la Shoah en Belgique. Mais je rappelle qu’en France, il a fallu attendre des Américains ou des Canadiens pour qu’une démarche comparable soit entamée non seulement pour la persécution des Juifs mais encore pour le régime de Vichy. Je pense par exemple à Robert Paxton et à Michael Marus (1). C’est un fait : aussi bien en Belgique qu’en France, les historiens des années 60 sont restés aveugles, sourds et muets. Les retards se sont accumulés…
Personnellement, à cause de mon enfance, j’étais alors complètement bloqué pour tout ce qui concerne la Shoah. A tel point qu’à la publication de la première édition du « IIIe Reich » de William R. Shirer
(2), je n’ai même pas pu ouvrir cet ouvrage fondamental ! »



Photo de Kurt Asche , Het Nieuws Blad, 9 juillet 1981 (DR).

1980-1981. Kiel.

A raison de deux séances par semaine, du 26 novembre 1980 au 8 juillet 1981 se déroule un procès exceptionnel à Kiel, devant la Cour d’assises du Land du Schleswig-Holstein. L’accusé, Kurt Asche, ancien lieutenant SS, est poursuivi (à l’ouverture) pour complicité dans la mise à mort de 10.000 Juifs déportés de Belgique vers Auschwitz-Birkenau.
Ce procès marque un tournant définitif dans l’itinéraire professionnel de Maxime Steinberg. En effet, peu avant ce procès sortant enfin d’une véritable occultation les arrestations et les déportations des Juifs en Belgique, les Anciens résistants juifs, un Comité d’hommage des Juifs de Belgique à leurs héros et sauveteurs ainsi que le Comité belge de soutien à la partie civile à Kiel avaient voulu confier à un historien des publications totalement manquantes jusque-là. Ce sera Maxime Steinberg. Il signe alors :
- Extermination, sauvetage et résistance des juifs de Belgique (2) ;
- Le Dossier Bruxelles-Auschwitz : la police SS et l’extermination des Juifs de Belgique suivi de Documents judiciaires de l’affaire Ehlers (3).
Sa méthodologie et son éthique marquent aussitôt ces deux premières brochures :
- établir et veiller à une grande distance critique tout au long de ses travaux (encore plus indispensable eu égard à son expérience douloureuse d’enfant caché et d’orphelin de la Shoah) ;
- donc ne jamais céder à la subjectivité ;
- ne pas seulement mettre en forme la mémoire des acteurs et des témoins ;
- mais « suivre les démarches des individus, le plus souvent des humbles, qui incarnent les comportements collectifs » (4) ;
- savoir « élaborer une interprétation globale » (5) dès lors qu’elle repose sur une accumulation d’archives et de témoignages…
Conséquence logique de la publication des travaux qu’il mène, l’historien va être appelé comme « expert » par la partie civile à ce procès de Kiel. Il sera activement présent du premier au dernier jour.
Maxime Steinberg : « Pour aller à Kiel, j’ai été obligé de vaincre mes blocages. Déjà entrer en territoire allemand. Entendre la langue à longueur de journée. Ne pouvoir m’empêcher, en voyant un homme aux temps grises, me demander où il était et ce qu’il avait fait pendant la guerre…
Par contre, je dois ajouter que j’ai été heureusement surpris du travail mené à Kiel dans une volonté nettement antifasciste. Ainsi j’ai été invité dans une école où incontestablement, les jeunes étaient et sensibilisés et motivés.
Quant au procès, il reposait sur un dossier basé sur les comparutions en Justice de Canaris
(6) et de Von Falkenhausen (7). La persécution des Juifs y était hypothéquée par la décision de l'Auditeur militaire de ne pas inculper les accusés de complicité d'assassinat. De même, la Justice belge avait fait jusque-là l’impasse sur le génocide. L'inculpation se limita à celle d'arrestations arbitraires. Le parquet de Kiel répara, trente ans après, les errements de la justice belge. Elle jugea Asche pour complicité d'assassinat. Mais seulement pour 10.000 Juifs déportés de Belgique pendant son mandat, alors qu’ils furent plus de 20.000.
Heureusement, la procédure allemande permet lors d’un procès d’apporter de nouvelles pièces devant le tribunal. C’est ce qui a fait basculer Kiel : les preuves que j’ai apportées des mensonges et implications directes de l’accusé. »

Procès de Kiel. Kurt Asche (à g. arrière plan) prend connaissance de preuves accablantes apportées devant la Tribunal par Maxime Steinberg (à dr.). Photo : Arch. M. Steinberg. DR.

Un procès pour et devant l’histoire.

Ernst Ehlers devait comparaître à Kiel. Lieutenant-colonel SS, il dirigea le SD (8) pour la Belgique et le Nord de la France. A ce titre, il porta la responsabilité indiscutable des déportations. Devenu… juge après guerre, il ne supporta l’idée de comparaître cette fois au banc des accusés et se suicida peu avant le procès.
Quant à Kurt Asche, ce n’était certes pas un haut gradé SS, ni un nom particulièrement célèbre du fanatisme antisémite. Qu’importe. La Presse allemande évoquait néanmoins « le dernier grand procès de criminel nazi ». Elle se trompait, du moins de perspective. Car, au contraire, pour la première fois, la Justice avait à connaître « la solution finale à la question juive » telle qu’elle fut appliquée dans le Royaume, entraînant la disparition dans les pires conditions de plus de 25.000 Juifs de Belgique.
Déclaration devant le Tribunal de Maxime Steinberg : « Dans le passé, l’esprit de vengeance a pu inspirer les victimes juives du nazisme. Ce sentiment était légitime, mais trente-six ans après cette tragédie, il ne détermine pas la démarche de la partie civile devant la justice allemande.
Même les rares déportés, rescapés d’Auschwitz, savent aujourd’hui qu’aucune peine, si grave soit-elle, ne saurait venger ni leurs souffrances, ni le martyre des victimes anéanties.
La haine non plus n’anime pas la partie civile !
(…)
Cet homme était la terreur des Juifs à Bruxelles, comme l’ont rapporté des témoins. Son nom reste attaché à jamais à la solution finale de la question juive en Belgique occupée. Il provoque toujours de la répulsion.
(…)
Comme les autres parties civiles, qui ont tant souffert dans leur chair, je ne pourrai jamais effacer le mal indicible que les SS chargés de la solution finale ont commis.
L’accusé était de ceux-là. Son procès en est exemplaire, car à Bruxelles, il était leur spécialiste le plus avisé, l’homme compétent dans les affaires juives, le responsable de ce secteur dans le service de la police politique nazie.
Il était chargé de déporter tous les juifs de ce pays et savait que la plupart d’entre eux seraient anéantis à leur arrivée à Auschwitz.
Nous, les parties civiles, fidèles à la mémoire de nos parents assassinés, nous avons voulu qu’il ne reste pas impuni.
(…)
Nous avons voulu un procès équitable où l’accusé aurait toute latitude de se défendre, mais où la vérité serait enfin établie dans ses droits.
Par nos recherches, nous avons contribué à sa découverte. Nous avons apporté au tribunal de nombreuses pièces nouvelles. En particulier, avec les procès-verbaux des entretiens de l’accusé avec les délégués juifs
(9) pendant la guerre, nous avons fourni, comme le demandait le président du tribunal, des preuves matérielles, formelles et directes de son activité concrète et réelle dans la déportation raciale.
Nous attendions, en effet, de ce procès qu’il fasse toute la lumière sur cette période tragique et qu’il apporte toute la vérité sur le drame des Juifs.
(…)
Monsieur le Président, vous avez déclaré que c’était un des chapitres les plus durs de l’histoire allemande. Nous, les parties civiles, nous avons apprécié cette déclaration d’une grande dignité.
Nous considérons, pour notre part, que la justice allemande donne une leçon de civisme démocratique en jugeant les crimes du IIIe Reich contre les Juifs de Belgique.
(…)
Cependant, Mesdames et Messieurs, nous devons constater que l’accusé n’a pas aidé le tribunal dans une telle entreprise.
( …)
Jamais, pendant ces sept mois, il n’a saisi l’occasion d’exprimer le moindre remords. Sans même avouer le rôle qui fut le sien, il pouvait tout au moins regretter les crimes que le service nazi dont il était un agent a commis contre tant d’être humains, hommes et femmes, enfants et vieillards.
(…)
Il vous reste, Mesdames et Messieurs, une tâche délicate, mais vous ne pouvez ignorer la portée du verdict que vous rendrez. Sur votre jugement plane le fantôme de 24.000 cadavres, la plupart gazés et tous brûlés, dans les fours crématoires des camps nazis. Vous ne permettrez pas qu’il soit déclaré, devant l’histoire, que le chargé des affaires juives de la police politique nazie en Belgique n’ait pas été complice de leur assassinat. »
(10).

Le Soir, 10 juillet 1981.

8 juillet 1981.

Verdict du Tribunal : 7 ans de prison sans arrestation immédiate, alors que le Procureur avait plaidé pour 12 ans et la défense une peine légère à défaut d’acquittement.
7 années terriblement dérisoires face à la complicité reconnue dans la mise à mort de 10.000 Juifs de Belgique. Mais pour la première fois dans les annales judiciaires, un jugement dont le verdict reconnait et décrit et condamne le judéocide en Belgique.
A Kiel, un historien belge venait d’y faire ses preuves, d’y révéler une stature unique. Maxime Steinberg allait devenir synonyme d’étude sans faille de la Shoah dans le Royaume occupé. Après 1981, il deviendra LA référence en cette douloureuse matière à force de recherches toujours plus étendues, de publications attendues et aussitôt incontournables. (11)
Maxime Steinberg : « A noter que datent de 1983-1985, les 2 tomes de Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, le rôle de Vichy dans la Solution finale de la Question juive en France 1942, Editions Fayard, Paris. C'est-à-dire que nous travaillons alors simultanément, mais d'un autre point de vue. Klarsfeld publie les documents qu'il commente dans un aperçu historique tandis que je m'appuie sur des documents dans un exposé historique. »

Notes :

(1) Cf R. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Seuil, Paris, 1972 ainsi que M. Marrus et R. Paxton, Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, Paris,1981.
(2) Ed. Comité d’hommage des juifs de Belgique à leurs héros et sauveteurs, Bruxelles, 1979.
(3) Ed. Comité d’hommage des juifs de Belgique à leurs héros et sauveteurs, Bruxelles, 1979.
(4) In Maxime Steinberg, La traque des Juifs, 1942-1944, Vol. 1, Ed. Vie Ouvrière, Bruxelles, 1986. P. 13.
(5) Id. P. 15.
(6) Amiral Canaris. 1887-1945. Responsable de l’Abwehr, service de renseignement militaire allemand.
(7) Alexander von Falkenhausen. 1878-1966. De 1940 à 1944, Gouverneur militaire de la Belgique et du Nord de la France.
(8) Sicherheitsdienst. Service de sécurité et de renseignement SS.
(9) Délégués de l’Association des Juifs de Belgique, créée par ordonnance allemande le 25 novembre 1941.
(10) In Serge Klarsfeld et Maxime Steinberg, Mémorial de la déportation des Juifs de Belgique, Ed. Union des déportés juifs en Belgique, Fils et Filles de la déportation, The Beate Klarsfeld Foundation, Bruxelles, 1982, PP 621 à 623.
(11) A commencer par les 4 ouvrages composant de L’étoile et le fusil.

Aucun commentaire: