DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

vendredi 17 juillet 2009

P. 145. Daniel Cordier, une si rare sincérité

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Daniel Cordier, Alias Caracalla (1), Témoins Gallimard, 2009, 931 p.

Certes pas innocemment repris p. 140 de ce blog : Juillets de la Seconde guerre, le témoignage de Daniel Cordier promettait - pour des raisons essentielles - de recevoir un accueil unaniment enthousiaste. Cette somme éclaire de l'intérieur et sans concession les réalités des conflits aigus entre de Gaulle à Londres et les réseaux de résistance en France, entre les chefs eux-mêmes de chacune ces organisations. Loin des fresques héroïco-tartarinesques, sont décrits les manques, les faiblesses, les contraditions, les antagonismes, les miracles laïques d'une résistance ultra-minoritaire, déchirée, sans grands moyens, guettée par l'occupant et par ses collabos, minée par ses propres incohérences.

De fait, à la sortie de ce livre, les éloges justifiés sont tombés drus.

Thomas Wieder :

- "Ces 900 pages sont éblouissantes. Elles constituent l'un des témoignages les plus précis, les plus honnêtes et les plus bouleversants qui aient jamais été publiés sur la Résistance. Celui d'un homme dont le destin fut doublement exceptionnel. D'abord parce que Daniel Cordier compta parmi les tout premiers Français à rejoindre Londres, dès le 25 juin 1940, à l'âge de 19 ans. Ensuite parce qu'il fut, pendant onze mois, le secrétaire de Jean Moulin, et à ce titre la personne qui connut le mieux celui sur qui comptait le général de Gaulle pour rallier autour de lui la Résistance intérieure."
(Le Monde, 19 juin 2009).

Laurent Lemire :

- " La confidence est précise, minutieuse, jamais lassante. Pas à pas, presque jour par jour, nous suivons l'itinéraire d'un jeune bourgeois maurrassien et antisémite qui entre au service de la France libre."
(Le Nouvel Observateur, 30 avril 2009).

Maintenant que les hommages au travail de mémoire de Daniel Cordier s'espacent, il semble qu'une approche de son livre reste marginalisée par les critiques littéraires. Peut-être une volonté de garder à la résistance un aspect "image d'épinal" ?
Or, Daniel Cordier lui-même, souligne le poids de l'antisémitisme - à commencer par le sien - non seulement au sein des Forces Françaises Libres mais encore dans les rangs de résistants.

Daniel Cordier :

- "Quand je me suis décidé à raconter ma vie, je me suis dit qu'il fallait que je dise toute la vérité, sans rien cacher. Or il y a une chose dont je ne voulais pas parler, une chose affreuse, impardonnable, c'est l'antisémitisme qui était le mien à l'époque. Cela m'a pris du temps d'accepter d'en parler."
(Thomas Wieder, Le Monde, 19 juin 2009).

La suite de cette page va rassembler - sans commentaires superflus - des exemples de cet antisémitisme aussi décomplexé qu'effrayant et s'épanouissant non pas dans le camp pétainiste mais parmi des opposants au nazisme...

Dimanche 21 juillet 1940.

Delville Camp, à deux km de Cove (G-B), abrite dans ses barracks des volontaires de la "Légion de Gaulle". Ils ont fui la France de la défaite puis de Pétain. Danier Cordier est apostrophé par Léon, un jeune paysan breton :

- "Tu parles de Bécassine (...). Tu méprises les Bretons. C'est une insulte, une invention de Juifs comme toi pour ridiculiser les Bretons. Les Bretons vous emmerdent, et ils vous le prouveront.
- Je {D. Cordier} ne suis pas juif."
(P. 143).

Vendredi 25 juillet 1941.

Histoire qui circule chez les Free French d'Angleterre :

- "Dans l'armée de De Gaulle, il n'y a que des Juifs et des Bretons.
- Oui, répond l'autre, mais les Bretons sont en Libye et les Juifs à Londres.
Cette histoire, quand je la rapporte au camp, fait bien rire mes camarades (...)
Bernsten, qui lisait sur son lit voisin et connaissait mon antisémitisme, me dit avec ce sérieux où perçait son humour habituel : "Mais ton nouvel ami est juif !"
Je réagis fort mal à cette insinuation : "Comment le sais-tu ?"
- Parce qu'il s'appelle Aron (2)".(...)
Aron était un homme sensible, cultivé, sans rapport avec la racaille apatride combattue avec raison par l'Action française... Ne voulant pas me reconnaître battu, je répliquai furieux : "De toute manière, c'est mon ami."
(PP 240-241).

Samedi 22 août 1942.

Parachuté en France, Daniel Cordier est invité à dîner par la famille Moret, la première qui, à Lyon, prit le risque de le cacher :

- "Nous en sommes au dessert lorsque Mme Moret me dit affectueusement : "Charles {c'est le prénom figurant sur ma fausse carte d'identité}, je dois vous avouer quelque chose. Quand vous êtes arrivé le premier soir, mon mari et moi avons été choqués : nous avons cru que vous étiez juif. C'était pour nous une provocation inutile de la part de Londres que d'offrir ainsi des armes à la propagande allemande. Vous savez qu'elle martèle que la France libre est un repaire de Juifs qui ont fui la France pouir sauver leur vie." Peut-être mon visage révèle-t-il plus de dépit qu'il n'est convenable, car elle ajoute aussitôt : "Rassurez-vous, après quelques jours nous avons compris notre erreur : vous ne vous conduisez pas du tout comme un juif." Et tout le monde de rire, sauf moi, qui esquisse un sourire feint."
(P. 401).

Daniel Cordier en 1942 et aujourd'hui (Montage JEA / DR).

Mardi 1er septembre 1942.

Jean Cordier dîne avec son "patron", Rex {Jean Moulin}, et Georges Bidault (3) :

- "{Rex} Nous devons être prudents dans la propagande : il ne faut pas qu'on accuse le Général {de Gaulle} de faire la guerre pour les Juifs. En revanche, il faut les aider concrètement et tout faire pour s'opposer à leur déportation : en les libérant des camps de regroupement, en sabotant les transports (4), en créant des chaînes d'aide et de refuge.
- {Bidault} Théoriquement, tout le monde est d'accord, mais pratiquement, seule une infime minorité accepte de se dévouer aux causes perdues (...).
Je constate que Bidault et Rex sont d'accord sur le déshonneur du crime de Vichy, mais pas sur l'intervention des mouvements : Rex veut agir immédiatement, tandis que Bidault estime que les mouvements n'en ont pas les moyens, en admettant qu'ils en aient la volonté : "Hélas, ne vous leurrez pas : la bonne volonté se brise contre l'impuissance."
(PP 421-422).

Mardi 22 septembre 1942.

- "Schmidt (5) me demande d'héberger une nouvelle personne pour la nuit. Je me rebiffe : "Une fois suffit : c'est non !" Il m'explique qu'il s'agit d'un Juif (...). Schmidt a besoin de moi, au moins pour une nuit : "Les Juifs sont encore plus difficiles à caser que les aviateurs."
Ai-je le droit de refuser ? Que valent les règles de sécurité face au devoir ? Je finis par fixer notre rendez-vous loin de ma chambre (...).
Je ne peux m'empêcher de l'observer avant de me mettre au travail. Il ne ressemble nullement aux caricatures de Gringoire ou de Je suis partout. Où sont la bedaine, son opulence, sa morgue ? Est-ce là le type d'homme qui menace l'âme de la France ? En réalité, je n'ai jamais rencontré "le" Juif caricaturé par la haine de mes anciens amis politiques."
(PP 440-441).

Jeudi 25 mars 1943.

Sur ordre de Jean Moulin, Jean Cordier est affecté à Paris. Il aborde l'avenue des Champs-Elysées :

- "Je vois venir à moi l'un contre l'autre, un vieillard accompagné d'un jeune enfant. Leur pardessus est orné de l'étoile jaune. Je n'en ai jamais vu : elle n'existe pas en zone sud. Ce que j'ai pu lire en Angleterre ou en France sur son origine et son exploitation par les nazis ne m'a rien appris de la flétissure que je ressens à cet instant : le choc de cette vision me plonge dans une honte insupportable.
Ainsi les attaques contre les Juifs, auxquelles je participais avant la guerre, sont-elles l'origine de ce spectacle dégradant d'être humains marqués comme du bétail, désignés au mépris de la foule. Subitement, mon fanatisme aveugle m'accable : c'est donc ça l'antisémitisme !
Entre mes harangues d'adolescent exalté - "fusiller Blum dans le dos" - et la réalité d'un meurtre, il n'y avait dans mon esprit aucun lien. Je comprends à cet instant que ces formules peuvent tuer. Quelle folie m'aveuglait donc pour que, depuis deux ans, la lecture de ces informations n'ait éveillé en moins le plus petit soupçon ni, dois-je l'avouer, le moindre intérêt sur le crime dont j'étais complice ?
Une idée folle me traverse l'esprit : embrasser ce vieillard qui approche et lui demander pardon. Le poids de mon passé m'écrase ; que faire pour effacer l'abjection dont j'ai brusquement conscience d'avoir été le complice ?"
(P. 735).

Faut-il être un grand honnête homme pour avoir eu la lucidité douloureuse puis le courage exceptionnel de rédiger ces lignes ? A mettre aujourd'hui encore sous les yeux d'élèves tentés par l'extrême droite et l'antisémitisme.

Vieillard photographié sur la Judenramp à Auschwitz (Album Yad Vashem, cadrage JEA /DR).

NOTES :

(1) Daniel Cordier porta ces pseudos : "Alain", alias "Michel", alias "Bip.W".
"Caracalla" est né sous la plume de Roger Vaillant. Dans son "Drôle de jeu", il romance à peine sa relation avec Daniel Cordier auquel il attribue ce pseudo.

(2) Raymond Aron (1905-1983). S'est exilé à Londres le 24 juin 1940. Il gagna la sympathie de Daniel Cordier, alors Free French.
Resté en Angleterre jusqu'à la fin de la guerre, Aron se refusa d'appartenir au gaullisme.

(3) Georges Bidault (1899-1983). Pseudo : "Bip", "Pelletier" et "Roussin". Professeur au Lycée du Parc à Lyon quand Daniel Cordier devint secrétaire de Jean Moulin. Bidault appartenait au mouvement Combat. En juin 1943, après le drame de Caluire, il succéda à Jean Moulin pour prendre la tête du Conseil National de la Résistance.

(4) Aucun camp de concentration (et d'extermination au Struthoff), aucun convoi de déportation ne furent jamais des cibles de la résistance.
Quant à Jean Moulin lui-même, rien ne fut non plus esquissé pour tenter de l'arracher à ses tortionnaires. De plus, il avait été "donné" par un "résistant" français. On ignore toujours qui. Mais à cet égard, la lecture du témoignage de Daniel Cordier suscite l'effroi.

(5) Paul Schmidt, pseudo "Kim". Officier de liaison entre Jean Moulin et le mouvement Libération.

5 commentaires:

Tania a dit…

Merci pour les conseils techniques. Pas de problème aujourd'hui, "ça roule".

Cela n'a rien à voir, mais Caracalla m'a rappelé le Caracala de Paul Emond dans son roman "La danse du fumiste" (Jacques Antoine, 1979), inspiré peut-être par l'un ou l'autre.

Tania a dit…

Je reviens sur votre billet, très intéressant. Merci pour les larges extraits.
Certaines anecdotes donnent froid dans le dos. Un témoignage courageux.

JEA a dit…

@ Tania

Le "Drôle de jeu" de Roger Vailland a été publié en 1946. Récompensé par le prix Interallié.
L'auteur, qui a résisté sous les ordres de Daniel Cordier à partir de 1943, a bel et bien inventé le pseudo de "Caracalla" pour celui-ci. Mais ni le premier ni le second, à ma connaissance limitée, n'expliquent ce choix (uniquement romanesque ?!).
Le témoignage de D. Cordier débute par ces lignes :
- "En 1943, je fis la connaissance de Roger Vailland, dont je devins l'ami. Après la Libération, il m'offrit "Drôle de jeu", récit à peine romancé de nos relations. "Jai choisi pour votre personnage le pseudonyme de "Caracalla". J'espère qu'il vous plaira."

JEA a dit…

@ Tania

P. 525 / Relation de la venue depuis Londres d'un avion léger :

Jeudi 19 novembre 1942
- "Dans la nuit du 17 novembre (...) un Lysander (...) enlevait le général d'Astier de la Vigerie (...). L'opération avait été préparée par Raymond Fassin (...). Il est très remonté contre le général d'Astier. Inconscient du danger, celui-ci est arrivé en taxi dans la zone où s'effectuait l'opération. Il est descendu sous son vrai nom dans le meilleur hôtel. Lorsque Fassin lui l'a rappelé à la prudence, il l'a traité avec une insolence toute hiérarchique, menaçant de signaler sa conduite à Londres."

Annie a dit…

je n'avais jamais entendu parler de cet homme. Et France-inter nous le propose pour toute la semaine.
vous complétez une info, j'avais de voir la tête qu'il a maintenant.
j'ai appris d'autres choses ici, et sur France-inter