Maurice Genevoix, Ceux de 14 - Sous Verdun, Nuits de guerre, La Boue, Les Eparges, Jeanne Robelin, La Joie, La Mort de près -, omnibus, 1998, 1089 p.
Si vous rencontrez un motard plus blanc que rouge, avec partout sur son engin mais là où la sécurité le permet, des bouquins de ma bibliothèque : c'est lui. Après le Chemin des Dames et le fantôme d'Yves Gibeau (P. 122), Noël Desmons a enfourché son cheval de fer pour tenter de retrouver les traces de Maurice Genevoix. Avec pour guide, Sous Verdun, le premier volume de Ceux de 14. Les paysages d'Argonne comme dans ceux des Eparges ne les ont pas effacées, ces traces. Que du contraire. (1)
Noël :
- "Parfois, on sent que l'on met ses pas dans les leurs, ceux des poilus, et c'est incroyable ce qu'ils ont été obligés de parcourir à pied les premiers mois de la guerre.
Ces écrits restent d'actualité, ils n'ont pas pris une ride. Ils comptent parmi les meilleurs. C'est profondément humain. Voici la guerre des hommes et non des propagandes. A relire encore et encore !"
Illustrations de :
Sous Verdun, 25 août 1914 - 9 octobre 1914.
Chemin sous Verdun (Ph. : Noël Desmons / DR).
Maurice Genevoix (2), jeudi 3 septembre 1914 :
- "Nous marchons, chassés en avant par une poussée inouïe dont j'éprouve seulement alors la sensation nette. Nous sommes courageux et nous voulons bien faire ; mais où sont nos canons qui feraient taire ceux-là ? (...)
Nous marchons sur une route poudreuse, la gorge sèche, les pieds douloureux (...). Un cheval blanc qui agonise soulève lentement la tête et nous regarde passer. Un sergent le tue net, à bout portant, d'une balle en plein front : la tête retombe, pesante, et les flancs tressaillent d'un dernier soubresaut.
La chaleur croît toujours ; les traînards jalonnent la route, affalés sur l'herbe (...).
On transpire comme dans une étuve. Je n'ai plus de salive, j'ai la fièvre. Lorsque nous arrivons à Brocourt, des lueurs dansent dans mes yeux, mes oreilles bourdonnent. Je me laisse dégringoler sur un tas d'herbes, les membres rompus, le crâne vide."
(P. 32) (3)
Sommaisne (Ph. : Noël Desmons / DR).
Dimanche 6 septembre 1914 :
- "Les ordres, bon Dieu, les ordres ! Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi nous laisse-t-on là ? Je me lève décidément. Il faut que je sache ce que font les Boches, où ils sont à présent. Je gravis la pente douce, sautant d'un tas de gerbes à un autre, jusqu'à voir par-dessus la crête : là-bas, à quatre ou cinq cents mètres, il y a des uniformes gris verdâtre, dont la teinte se confond avec celle des champs. Il me faut toute mon attention pour les discerner. Mais, par deux fois, j'en ai vu qui couraient une seconde.
Presque sur leur ligne, loin à droite, un groupe d'uniformes français autour d'une mitrailleuse qui pétarade à triple vitesse. Je vais placer mes hommes ici ; ça n'est pas loin, et au moins ils tireront.
Comme je redescends, un sifflement d'obus m'entre dans l'oreille : il tombe vers la 8e dont la ligne se rompt un court espace, puis se renoue presque aussitôt. Un autre sifflement, un autre, un autre : c'est le bombardement. Tout dégringole exactement sur nous.
"Oh !..." Dix hommes ont crié ensemble. Une marmite vient d'éclater dans la section du Saint-Maixentais (4). Et lui, je l'ai vu, nettement vu, recfevoir l'obus en plein corps. Son képi a volé, un pan de capote, un bras. Il y a par terre une masse informe, blanche et rouge, un corps presqued nu, écrabouillé. Les hommes, sans chef, s'éparpillent.
Mais il me semble... Est-ce que notre gauche ne se replie pas ? Cela gagne vers nous, très vite. Je vois des soldats qui courent vers Sommaisne, sous les obus. Chaque marmite en tombant fait un grand vide autour d'elle, dispersant les hommes comme on disperse, en soufflant, la poussière."
(P. 39).
Entre Rembercourt et Vaux-Marie, axe de l'assaut allemand du 10 septembre (Ph. : Noël Desmons / DR).
Jeudi 10 septembre 1914 :
- "Hurra ! Hurra ! Vorwärts !"
Combien de milliers de soldats hurlent à la fois ? La terre frémit du martèlement des bottes. Nous allons être atteints, piétinés, broyés. Nous sommes soixante à peine ; notre ligne s'étend sur un seul rang de profondeur : nous ne pourrons pas résister à la pression de toutes ces rangées d'hommes qui foncent sur nous comme un troupeau de buffles.
"Feu à répétition ! Feu !"
A mes oreilles, des détonations innombrables crèvent l'air, en même temps que de brefs jets de flammes hachent les ténèbres. Tous les fusils de la section crachent ensemble.
Et puis je vois un grand vide se creuser autour de la masse hurlante. J'entends des bramées d'agonie, comme des bêtes frappées à mort. Les silhouettes noires fuient vers la droite et la gauche, comme si, devant ma tranchée, sur toute sa longueur, un ouragan soufflait dont la violence terrible renverserait les hommes à terre, ainsi que le fait un vent d'orage les épis."
{Le jour n'est toujours pas levé et la tranchée de Genevoix reste seule à tenir. Débordé à droite comme à gauche, il donne l'ordre de tenter de rejoindre un bataillon de chasseurs à l'arrière. S'ensuit une course éperdue au milieu des Allemands qui ne cessent de progresser}.
- "Je me suis mis à courir vers les chasseurs. Devant moi, autour de moi, des ombres rapides ; et toujours les mêmes cris : "Hurra ! Vorwärts !"
Je suis entouré de Boches ; il est impossible que j'échappe, isolé ainsi de tous les nôtres. Pourtant, je serre dans ma main le crosse de mon revolver : nous verrons bien.
J'ai buté dans quelque chose de mou et résistant qui m'a fait piquer du nez ; peu s'en est fallu que je ne me sois aplati dans la boue. C'est un cadavre allemand. Le casque du mort a roulé près de lui. Et voici qu'une idée brusquement me traverse : je prends ce casque, le mets sur ma tête, en passant la jugulaire sous le menton parce que la coiffure est trop petite pour moi et tomberait.
Course forcenée vers les lignes des chasseurs ; je dépasse vite les groupes de Boches, qui flottent encore, disloqués par notre fusillade de tout à l'heure. Et comme les Boches, je crie : "Hurra ! Vorwärts !"(...).
Déjà il n'y a plus de braillards à voix rauque. Ils doivent se reformer avant de repartir à l'assaut. Alors je jette mon casque, et remets mon képi (5) que j'ai gardé dans ma main gauche.
Pourtant, avant de rallier les chasseurs, j'ai rattrapé encore trois fantassins allemands isolés. Et à chacun, courant derrière lui du même pas, j'ai tiré une balle de revolver dans la tête ou dans le dos. ils se sont effondrés avec le même cri étranglé." (6)
(PP. 48-51).
Gravée dans le marbre, mémoire des combats menés notamment par le 106e Régiment d'infanterie, celui de M. Genevoix (Ph. : Noël Desmons / DR).
Jeudi 10 septembre 1914 (suite) :
- "Dix hommes, sur l'ordre que je chuchote, silencieusement font face vers la droite. Les Allemands se sont arrêtés, hésitants, désemparés ; ils font un groupe sombre, figé dans une immobilité qu'on sent vivante.
"Feu !"
Une rafale brutale, et tout de suite des cris, de souffrance, de terreur :
"Kamerad ! Kamerad !"
Il n'en reste que deux, qu'on pousse vers moi. Le plus jeune se jette sur mes mains, qu'il couvre de larmes et de salive. Il me parle, à mots précipités, d'une pauvre voix que brise l'angoisse de la mort certaine :
"Je ne suis pas prussien ; je suis souabe. Les Souabes (7) ne vous ont jamais fait de mal. Les Souabes ne voulaient pas la guerre."
Ses yeux s'attachent aux miens, regard de supplication éperdue.
"J'ai donné à boire à des Français blessés. Mes camarades aussi : voilà ce que font les Souabes."
(...).
L'autre passe de mains en mains, dévisagé, palpé comme un phénomène : nous n'avions pas fait encore de prisonniers. Mes hommes sont curieux et goguenards.
(...).
Pendant une courte accalmie, j'entends une musique bizarre, aigre, à rythme lent. Ce sont des sonneries allemandes qui se répondent de proche en proche, par toutes les lignes. Je demande à mon électricien :
"Qu'est-ce que c'est ?"
Il tend le cou, arrondit la main au-dessus de l'oreille, et dit :
"Halt !"
Et en effet, peu à peu, le roulement continu de la fusillade se brise ; il y a encore des sursauts violents ; puis c'est le calme, presque le calme."
(PP. 52-53).
NOTES :
(1) L'itinéraire suivi par Noël Desmons sera porté en détail sur le dernier billet de cette série.
(2) Maurice Genevoix est lieutenant au 106e Régiment d'infanterie.
(3) La pagination est celle du volume publié par omnibus.
Hachette proposa une première édition - censurée - dès avril 1916. Une seconde édition rétablissant les passages taillés en pièces, date de janvier 1925 chez Flammarion.
(4) Ce Saint-Maixantais s'appelait Boidin.
(5) Si les Allemands portent non seulement des uniformes aux couleurs se fondant dans les paysages mais encore ont la tête protégée par un casque, le pantalon garance désigne de loin l'infanterie de ligne française qui doit alors se contenter de képis.
(6) De la main de Maurice Genevoix, cette note en bas de page :
- "Lors d'une réimpression de ce livre, j'avais supprimé ce passage (...). Je le rétablis aujourd'hui, tenant pour un manque d'honnêteté l'omission volontaire d'un des épisodes de guerre qui m'ont le plus profondément secoué et qui ont marqué ma mémoire d'une empreinte jamais effacée."
(7) La Souabe se situe au nord de la Bavière.